« sociétés islamiques: une désintégration politique et morale qui appelle une révolution culturelle »
Pour les fondateurs du mouvement politique marocain Maan, Hamza Hraoui, Zakaria Garti, le délitement de la société arabe et de la civilisation musulmane fait émerger un urgent besoin de révolution culturelle
tribune
Et si la menace djihadiste et l’ère post-printemps arabe étaient l’opportunité d’accoucher enfin d’un nouveau modèle de société du monde arabo-musulman ? Un modèle réaliste, fidèle à l’identité de la région ?
Incontestablement oui. Plus qu’une opportunité, c’est même le devoir de notre génération, qui doit d’urgence combler le vide qu’occupent l’extrémisme religieux et le despotisme politique, pour exister avec une vision, des valeurs partagées, un projet commun, dans lesquels chacun et chacune peut se reconnaître, se projeter et s’investir.
Il nous faut repenser notre modèle de société, dont nous sentons qu’il atteint ses limites, et oser nous poser des questions. Quel équilibre trouver pour faire de la religion une base d’élévation de l’esprit critique et de l’émancipation intellectuelle ? Quel modèle d’intégration voulons-nous : régional ou panarabe ? Au Maghreb, que voulons-nous pour nos enfants ? Qu’est-ce qu’être arabe aujourd’hui ? Et qu’est-ce qu’être musulman ? Qu’est-ce qu’une société islamique moderne au XXIe siècle ?
Les questions sont si nombreuses et si complexes, mais nos capacités d’y répondre sont grandes ! Nous avons des talents et des ressources qui ne demandent qu’à être mobilisés pour trouver des réponses. Face à la menace terroriste qui nous guette, l’heure est à la vigilance sécuritaire, mais aussi à la mobilisation intellectuelle et politique de tous.
Un désordre régional inouï
Oui, il faut détruire les groupuscules djihadistes et leurs acolytes, mais il faut aussi analyser ce qui les nourrit, poser à plat les dysfonctionnements et les injustices qui font que des personnes fanatisées bénéficient aujourd’hui du soutien de certaines franges de la population, en Afrique comme en Europe. C’est sur la base de cette analyse profonde et sans fard que nous pourrons collectivement construire un modèle de développement réaliste, fidèle à l’identité islamique et inclusif, au Maroc et dans d’autres pays arabes.
On le sait désormais : l’ingérence incessante des puissances atlantistes et de la Russie, depuis le découpage du Proche-Orient aux accords Sykes-Picot de 1916, mais aussi plus récemment l’ingérence turque en Libye ou iranienne en Syrie, ont créé un désordre régional inouï. Le terrorisme s’est nourri de la frustration et de l’humiliation, que les puissances occidentales, avec la bienveillance de quelques régimes arabes, ont contribué à installer.
Il est cependant trop simple de mettre l’Occident face à ses responsabilités et de ressasser le passé sans nous poser aussi la question du vide identitaire et culturel qu’affronte aujourd’hui le monde arabe. Amine Maalouf résume très bien cette réalité non assumée : « Les actes de terrorisme ont leur origine dans la désintégration politique et morale de plusieurs pays arabes et musulmans… La tragédie est si ample et si profonde qu’il faudra plusieurs décennies pour la surmonter. »
Et de poursuivre : « Je demeure persuadé que le monde arabe aurait pu contribuer à la civilisation contemporaine comme il l’a fait pendant des siècles. En partie par sa faute, en partie par la faute des autres, il n’a pas su emprunter cette voie. Au lieu de devenir un pôle de progrès, il s’est retrouvé en proie à une régression sans précédent. Le printemps arabe a failli être ce sursaut, il ne l’a pas été. »
Notre identité et nos valeurs
Comme le rappelait très justement le penseur sénégalais Bachir Diagne, après la mort d’Averroès, la tradition philosophique islamique a connu une très longue éclipse dans le monde musulman. On assiste à une sorte de pétrification. Il n’est pas sûr que cette éclipse soit finie. D’où le combat en faveur de la philosophie engagé à partir du XIXe siècle et qui se poursuit encore aujourd’hui.
Au début du XXe siècle, le penseur égyptien Mohammed Abdou s’est ainsi battu pour que l’université Al-Azhar du Caire réintroduise l’enseignement de la philosophie. Battons-nous aujourd’hui pour réinventer notre modèle de société en puisant dans ce que notre civilisation a offert au monde.
Nos figures d’autorité se sont fragilisées dans le monde entier en préférant ne pas poser les questions sensibles. Dans une société qui éprouve des difficultés à débattre sereinement et à s’adapter aux évolutions en cours, le peuple a au contraire besoin de référentiels solides, loin des agitations médiatiques et d’une classe politique malmenée.
Ne laissons pas les autres nous dire qui nous sommes : posons sereinement le débat autour de notre identité et de nos valeurs.
Nous proposons pour cela que le Maghreb donne l’exemple et soutienne au plus haut niveau la création d’un conseil, réunissant entrepreneurs, artistes, intellectuels, historiens, étudiants, savants musulmans et oulémas, diaspora… Ces personnalités de la société civile débattront librement, dans une enceinte neutre politiquement, des questions qui traversent la société maghrébine et plus globalement arabe d’aujourd’hui et qui dessinent celle de demain.
Proposer un autre « califat islamique »
Analysons sereinement et sincèrement les causes du délitement de la société arabe et de la civilisation musulmane. Les médias devront jouer pleinement leur rôle d’intermédiaire, pour expliquer et mettre en perspective les enjeux, pour informer et stimuler la pensée libre et les solutions qui sont proposées. Les Etats devront garantir que les analyses que ce conseil aura produites soient prises en considération pour formuler une doctrine émancipatrice et la mettre en œuvre avec tous les moyens utiles.
Le Maghreb, grâce notamment à sa richesse culturelle, a la légitimité et l’influence suffisantes pour porter ce mouvement de réflexion au-delà de ses limites géographiques dans le Golfe et en Europe. La jeunesse à Ryad, à Abou Dhabi ou à Doha mérite mieux qu’un modèle non démocratique où le nombre de fonctionnaires dépasse la charge de travail et où les revenus pétroliers servent souvent à financer les contrats d’armement au lieu de bâtir des universités ou des centres de recherche qui rayonnent sur le monde.
Tendons la main aux populations des monarchies pétrolières, qui font partie de notre identité et de notre histoire, et construisons avec elles le modèle islamique de demain. La jeunesse française d’origine maghrébine, du 93 ou des quartiers de Saint-Etienne ou de Nice, mérite mieux que d’être assimilée à des terroristes. Construisons avec elle ce nouveau modèle qui lui permettra de redéfinir positivement son identité et sa place dans son pays : la France.
Que nous le voulions ou non, les sociétés islamiques et plus spécifiquement arabes, sont face à leurs responsabilités et n’ont plus d’autre choix que de faire leur révolution culturelle et idéologique. N’attendons pas des responsables politiques qu’ils nous apportent les solutions : prenons en main l’avenir du Maghreb, du monde tout court ! Faisons nos révolutions coperniciennes individuelles et collectives, petites et grandes, immédiates et à long terme.
Définissons notre nouveau modèle de société et faisons preuve d’audace et de fermeté pour le rendre viable. Considérons la menace djihadiste comme le tournant de notre civilisation, proposons un autre « califat islamique » reposant sur un bien commun fait d’intelligence, de liberté, de connaissance et de respect mutuel. Et déplaçons pour cela l’influence arabe de Rakka à Alger, de Kaboul à Rabat, du nord-est du Nigeria à Tunis.
Hamza Hraoui est communicant et cofondateur de Maan. Zakaria Garti est banquier d’affaires et cofondateur de Maan.
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