Les freins de la recherche en France
- Agnès Ricroch est enseignante-chercheure à AgroParisTech et à l’université Paris-Sud, professeur adjoint à la Pennsylvania State University (États-Unis), dénonce les freins à la recherche en France Agnès Ricroch est aussi membre du comité d’éthique de l’Ordre national des Vétérinaires, secrétaire de la section Sciences de la vie de l’Académie d’agriculture de France.(Interview dans l’Opinion)
- La France se définit encore elle-même comme la patrie des Lumières. Pourtant, vous alertez sur le fait que des pans de sa recherche sont privés de liberté…
- Cela dépend des domaines. La France abrite des secteurs de recherche dynamiques, en pointe, innovants. C’est le cas pour la santé – la recherche contre le cancer ou les maladies génétiques, avec des expériences poussées en thérapie génique, en édition du génome –, les énergies renouvelables, la neutralité carbone, la chimie verte… Cela colle avec l’air du temps, répond aux grands enjeux sociétaux, notamment climatiques, internationaux et s’inscrit dans les priorités européennes. Sur ces sujets, il n’y a pas de pénurie d’argent, on peut mobiliser des chercheurs. Un bon exemple : l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris, qui fait un travail remarquable et interdisciplinaire agrégeant aussi des sciences sociales sur les maladies neurodégénératives. Cependant, il existe des domaines devenus des tabous. Des repoussoirs politiques. C’est le cas de la recherche sur le clonage, ou sur les OGM, ma spécialité. La recherche française est en situation de blocage quasi-complet. Sa créativité est entravée, bridée, alors qu’elle a prouvé, par le passé, qu’elle pouvait être extrêmement fertile. Dans les laboratoires français, avant que les OGM ne soient ostracisés, on mettait au point des maïs avec une meilleure utilisation de l’azote dans le but de moins polluer les nappes phréatiques par les nitrates et de réduire les gaz à effet de serre ! Ils ont été vandalisés. La liberté de chercher a quasi disparu dans ce domaine, elle s’oriente sur d’autres outils.
- Que s’est-il passé ?
- Ces sujets ont été happés par la politique. On a calqué sur la recherche une grille de lecture grossière gauche/droite qui se traduit par anticapitalisme/libéralisme. Les biotechnologies végétales et particulièrement les OGM, associés une grande entreprise multinationale, n’ont eu aucune chance dans ce contexte. Les sujets entiers des OGM, du clonage, par exemple, sont devenus des boucs émissaires, associés à un agrobusiness insupportable. Tout a été emporté. Plus question de parler de brevets. Cela revenait, dans cette interprétation, à privatiser le vivant. Et qu’importe si ce n’est pas le vivant en lui-même mais des constructions à partir de matière vivante qui auraient pu être brevetées, et pour une dure limitée. Tant pis, aussi, si l’argent des brevets pouvait servir à financer une recherche fondamentale de long terme, non finalisée, tâtonnante, de l’innovation, des projets qui pouvaient répondre à des préoccupations futures, en allégeant le poids que cela représente pour des Etats. Tant pis, enfin, si cela a fait quasiment disparaître de la scène internationale des pans de la recherche française créatifs, brillants, et que les sociétés privées françaises en sont réduites à payer des royalties par exemple à des universités américaines pour avancer. Nous n’avons pas seulement perdu la latitude financière qu’auraient pu nous donner ces brevets pour continuer à progresser. Nous avons perdu la liberté de chercher. C’est un drame pour moi, qui suis une œcuménique de la recherche, qui crois aux fécondations croisées entre les disciplines. Je refuse de me laisser enfermer dans une lecture politique de nos travaux menés avec mes collègues, surtout si cela veut dire que des courants politiques veulent les censurer
- Comment se traduit cette perte de liberté ?
- De multiples façons. Aujourd’hui, en France, il n’est plus possible de faire de la recherche sur les OGM autrement qu’au niveau fondamental, sur une paillasse de laboratoire. Il y a une interdiction politique implicite. Des départements français interdisent l’expérimentation sur leur sol. Nous, chercheurs, savons que ce n’est même pas la peine de constituer des dossiers pour obtenir des autorisations. Cela va plus loin : même lorsque tout est fait dans les règles, avec les accords des autorités, y compris du ministère concerné, les travaux de recherche sont saccagés en toute impunité ou presque. C’est arrivé à l’Inra de Colmar, sur des vignes résistantes à une maladie en 2010. Les destructions sont fréquentes, malheureusement devenues banales. Nous déplorons aussi des intrusions dans nos laboratoires, le harcèlement par des ONG. Un ostracisme. Les jeunes sociétés de biotechnologies, lorsqu’elles veulent participer à des concours, à des levées de fonds, doivent expliquer qu’elles ne font pas d’OGM, sous peine d’être écartées par principe.
- Des chercheurs français ne trouvent plus de places dans les laboratoires où ils font l’objet de pressions pour qu’ils en soient écartés. De la même façon, l’expression dans les médias est devenue très compliquée. Là encore, des chercheurs sont dissuadés par leur hiérarchie de s’exprimer. Ce qui se passe est préoccupant. Certains de mes collègues et moi-même avons vu les conclusions de nos recherches sur l’innocuité des OGM dans l’alimentation des animaux détournées, transformées dans une presse soi-disant de référence pour les faire coller à des agendas politiques. Nous n’avons pas pu obtenir de correction dans la version papier du journal. Il y a une parole, une vérité scientifique qui n’a pas le droit de s’exprimer, qui est remplacée par des fake news. Une liberté d’expression bafouée. C’est un phénomène français, car la presse scientifique de haut niveau, américaine, australienne, britannique, accueille notre parole.
- La France a cessé de considérer les biotechnologies comme des outils, dont on peut produire des connaissances, trouver des solutions ou des parties de solutions à des problèmes cruciaux tels que la pollution par des plastiques ou l’émission des gaz à effet de serre, avec d’autres outils issus d’autres disciplines, de réfléchir à la complexité du monde vivant de façon holistique
- Pour vous, ce qui est encore plus grave, c’est l’impossibilité pure et simple de la réflexion philosophique sur ces sujets…
- C’est un paradoxe. Nous, scientifiques, sommes tous sensibles à l’idée des dérives de la science. Mais pour discuter des dérives, encore faut-il pouvoir mener une réflexion sur les utilisations ! Or, ce n’est pas possible sereinement. La France a cessé de considérer les biotechnologies comme des outils, dont on peut produire des connaissances, trouver des solutions ou des parties de solutions à des problèmes cruciaux tels que la pollution par des plastiques ou l’émission des gaz à effet de serre, avec d’autres outils issus d’autres disciplines, de réfléchir à la complexité du monde vivant de façon holistique. Nous sommes passés à côté de choses fantastiques comme les plantes qui produisent de la lipase gastrique contre la mucoviscidose ou qui résistent au stress hydrique. Tout cela été rangé caricaturalement dans la catégorie de l’agriculture intensive, alors que cela peut aussi être des réponses dans le cadre de l’agriculture biologique. Toutes les nouvelles questions sur l’édition du génome avec de nouvelles technologies sans ajout de matériel génétique extérieur risquent d’être confisquées ou éteintes par cette interdiction de réflexion.
- Quelle est votre appréciation du principe de précaution, inscrit dans la Constitution ?
- Il a été dévoyé. Il a entraîné une escalade. Des pouvoirs publics, sur la foi du principe de précaution, n’admettent plus le moindre risque, aussi infime soit-il. Ils n’admettent même plus que le risque zéro n’existe pas. Ils n’admettent pas qu’il faille évaluer la science sous l’angle du bénéfice et du risque et non pas seulement du risque. Ils sont en permanence en train de doubler les ceintures de bretelles, et ils ne les desserrent pas. Cela a eu de terribles effets : cela a engendré une méfiance insondable chez des citoyens. Une méfiance qui est traitée par une surenchère de précautions. Cette quête sans fin de réassurance n’a pas rassuré la population : elle lui a juste fait croire qu’il faut avoir peur tout le temps de tout. Il est vrai que des décisions regrettables comme celles qui ont entouré les scandales de l’amiante ou du sang contaminé les ont éprouvés. Mais ils ne savent plus vers qui se tourner pour avoir confiance, certains rejetant des progrès aussi éclatants que les vaccins. L’acte de se faire vacciner est, ne l’oublions pas, altruiste. Selon le même schéma que le rejet de l’agrochimie, sur fond d’anticapitalisme, on assiste à une détestation de la pharmacie, de ses effets secondaires fantasmés. Le paradoxe est encore là : pour se détourner d’un monde qui est accusé de faire de l’argent sur des produits dangereux, des citoyens apeurés sont prêts à se tourner vers des gourous tout aussi intéressés par l’argent et qui proposent à la vente sur Internet des poudres de perlimpinpin que personne n’évalue scientifiquement !
- Vous appelez à un sursaut !
- J’ai le sentiment que les réseaux sociaux affectent notre liberté de réflexion collective. En France, cette boucle qui s’auto-entretient n’est pas compensée par les grands médias, comme c’est par exemple le cas en Grande-Bretagne. La BBC fait figure de vigie très efficace conte la prolifération des fausses informations, parle librement des nouvelles technologies de réécriture du génome ou de recherches sur l’embryon humain par exemple, les soumet au débat. On part du principe, chez nos voisins britanniques, qu’il ne doit pas y avoir de tabous scientifiques dans le choix public. Que la science doit être présente pour ouvrir le monde, un monde des possibles, pas pour le refermer. Je n’aime pas l’application détournée du principe de précaution, mais je voudrais le brandir ici : prenons bien garde à ce que la France n’éteigne ses lumières et retombe dans l’obscurantisme.
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