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Procès du terrorisme : le modèle d’identification surtout en cause

Procès du terrorisme : le modèle d’identification surtout en cause

Professeur des universités, Gilles Kepel est spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain. Il dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’Ecole normale supérieure. Il considère que à travers le procès du terrorisme c’est surtout le modèle d’identification qui est en cause. Interview dans le monde

Comment analyser les récentes menaces d’al-Qaïda contre Charlie hebdo ?

Sans doute pour faire croire qu’al-Qaïda existe encore. Aujourd’hui personne ne s’intéresse plus à Zawahiri et ses acolytes, réfugiés quelque part entre le Pakistan et l’Afghanistan. Il reste un groupe dissident dans la zone de désescalade d’Idlib, dans le nord-ouest syrien, où se trouvent du reste plusieurs Français sous la houlette du Sénégalo-Niçois Omar Diaby, parmi lesquels peut-être Hayat Boumedienne, la veuve Coulibaly. Mais leur lien avec ce qui fut al-Qaïda est flou. La « marque » al-Qaïda, qui concurrençait Coca-Cola pour la notoriété mondiale, ne vaut plus grand-chose désormais.

Depuis 2015, quelles conséquences la vague d’attentats a-t-elle eues sur la communauté musulmane en France ?

Les attentats ont fait basculer les choses dans le mauvais sens. Ils ont créé un modèle d’identification, une sorte de banalisation de ce type de mal – pour reprendre une formule de Hannah Arendt – qui se sont traduits par la funeste série d’attentats. Bien sûr, la majorité de nos concitoyens de culture musulmane a condamné ces monstres mais on observe, par exemple dans le sondage Ifop-Fondation Jean-Jaurès-Charlie hebdo, qu’une partie de la jeunesse se refuse à se prononcer en ce sens, en arguant que le problème n’est pas là, que le coupable est la société française « islamophobe ». Cette évolution a été dynamisée par la victimisation exploitée par les milieux islamistes qui se sont efforcés de retourner la charge de la preuve avec le slogan #jenesuispascharlie, les « oui mais », les « ils l’ont bien cherché ». Enfin, la mouvance islamo-gauchiste, qui construit une identité de la jeunesse musulmane sur le rejet de la société française dans ses fondements mêmes, considérés comme racistes, néocoloniaux, etc., a vite compris le parti à tirer de cette exploitation victimaire. Et a trouvé des relais dans le monde universitaire.

Quelles sont les manifestations concrètes de cette « idéologie victimaire » ?

La jeunesse issue des quartiers entre aujourd’hui massivement à l’université, en grande partie grâce aux politiques de discrimination positive. C’est très bien. Mais j’observe qu’un nombre croissant de personnes y entre avec cette idéologie islamo-gauchiste qui touche aussi les maîtres-assistants, les jeunes professeurs qui se sentent obligés de se prononcer sur des critères de bienséance idéologique plus qu’avec des arguments scientifiques. Le postulat de départ est que les musulmans sont les opprimés d’aujourd’hui et que, comme tels, rien de ce qui émane de l’islam ne saurait être l’objet d’un jugement. Une vision normative synonyme pour moi de terrible régression intellectuelle.

Jusqu’à quel point ces arguments portent-ils dans la population musulmane ? L’essayiste Hakim El Karoui estime qu’un quart des musulmans « se mettent à l’écart du système de valeurs républicaines »…

Les tentatives de justification, type « Ils n’avaient qu’à ne pas publier les caricatures », portent beaucoup dans la jeunesse musulmane et vont jusqu’à toucher des gens originaires du Maghreb ou autre qui se définissent par ailleurs comme parfaitement laïques, féministes, qui boivent de l’alcool et mangent du porc. Par un phénomène d’identification à la stigmatisation, le contre-discours islamo-gauchiste a prospéré dans les failles de notre société. En suscitant un réflexe de défense identitaire, il interdit de porter un jugement moral sur les assassins. Dire : « C’est votre faute, nous sommes les véritables victimes » permet d’évacuer les actes de la conscience. Un mois après la tuerie de la Promenade des Anglais a émergé, sur les plages de la Côte d’Azur, l’affaire du burkini, comme pour faire oublier qu’un jihadiste au volant de son camion avait massacré 86 personnes. On invente ainsi une autre culpabilité en miroir, appât auquel mord le New York Times et d’autres qui disent : « La France est islamophobe et raciste : elle interdit le burkini ».

En quoi le procès actuel peut-il influer sur les mentalités ? A vous écouter, la « messe » est dite ?

En restituant la parole des victimes, en donnant la parole aux survivants et aux accusés, le procès a pour fonction de construire une vérité sociale sur laquelle s’établit la justice. C’est pour cela qu’il est très important. D’autant que les deux procès Merah ont été des ratages complets, la théorie du « loup solitaire » – véritable forfaiture intellectuelle de la part de l’ancien patron du renseignement, Bernard Squarcini – a empêché la connaissance de ce phénomène qui fonctionnait très tôt en réseau, et donc retardé la manifestation de la vérité. L’affaire Merah est maudite : ne pas l’avoir comprise a ouvert la voie à tout ce qui a suivi.

Vous récusez l’idée que les accusés seraient des « lampistes » ?

La culture de l’excuse explique que « les vrais auteurs sont morts ou en fuite » et qu’« on ne peut rien démontrer ». Dire cela, c’est ne rien comprendre à la nébuleuse du jihadisme français. Il ne s’agit évidemment pas de me prononcer sur la culpabilité des accusés, c’est au tribunal de le faire. Mais les universitaires spécialisés savent qu’on a des filières construites et structurées autour d’affinités, de voyages en Syrie ou en Irak, du quartier des Buttes-Chaumont, des Merah qui ont fait école, de Toulouse qui rayonnait sur la Belgique, de liens avec l’Algérie, la Tunisie.

Il y aurait une forme de naïveté à présenter ce procès comme celui des « seconds couteaux » ?

De la naïveté mais aussi une volonté de ne pas savoir, parce que cela poserait des problèmes trop complexes que ce sondage nous envoie en pleine figure. On se rendrait compte que les politiques publiques sont souvent déterminées par des calculs électoraux. On ne peut plus dire en 2020 qu’on ne connaît pas ce phénomène documenté encore récemment par les livres d’Hugo Micheron, Le Jihadisme français, et Bernard Rougier, Les Territoires conquis de l’islamisme ». Le monde de la police et du renseignement, extrêmement sophistiqué désormais par contraste avec l’époque 2012-2015, maîtrise parfaitement cette mouvance. Avec ce procès, il nous faut affronter le fait que des gens élevés en France, nourris par l’aide sociale à l’enfance depuis la mort de leurs parents pour les frères Kouachi, arrivent dans une rédaction et tuent 11 personnes de sang-froid, après avoir été mis en condition par une idéologie religieuse qui déshumanise leurs victimes – comme s’ils détruisaient des avatars dans un jeu vidéo.

Une loi contre le séparatisme est en préparation, alimentant un débat sémantique. Quelle est votre position ?

Je n’étais pas convaincu par ce terme – je l’ai d’ailleurs dit au Président – car cela peut constituer l’arbre qui cache la forêt. Il existe effectivement une logique séparatiste, nourrie par le jihadisme et ses avatars. Elle touche des populations qui, jusqu’à une époque récente, étaient assez marginales. Le sondage de la Fondation Jean-Jaurès semble cependant indiquer que cela est en pleine progression. C’est l’exemple hallucinant de Mickaël Harpon, embauché comme handicapé à la Préfecture de police de Paris, réislamisé dans une mosquée radicale, et affecté dans un service chargé du suivi de la radicalisation… qui semble pratiquer en effet un « séparatisme » culturel d’avec la société dont il tue les membres. A ce séparatisme – et parfois entremêlé à lui – vient s’ajouter l’entrisme dans les institutions : un leader communautaire va voir un candidat en disant « Je vous apporte les voix de mes coreligionnaires contre tel poste d’adjoint, telle attribution ». Cela s’est encore vérifié lors des dernières municipales. Dans cette logique communautariste, la charia et l’identité religieuse passent avant les lois de la République et la citoyenneté commune. A partir du moment où on traduit cette conception en fait social, on crée le continuum entre la rupture culturelle salafiste et les conditions du passage à l’acte jihadiste contre l’autre – stigmatisé comme « kuffar » (« infidèle »). Mais certains de mes collègues universitaires pensent le contraire : pour éviter ce passage à l’acte, le communautarisme serait nécessaire car il gère la paix sociale… Je crains que, justement, si on se focalise exclusivement sur le « séparatisme », on ne traite que le symptôme final – heureusement encore assez réduit en nombre – et qu’on ne rate le continuum avec la rupture culturelle qu’instaure le communautarisme, que je tiens pour le début nécessaire (mais non suffisant) de ce processus.

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