«Le blé français : un enjeu pour le futur».
Sébastien Abis, directeur du Club Déméter et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), développe l’enjeu de la production de blé français dans l’Opinion. Sébastien Abis est aussi codirecteur de l’ouvrage annuel Le Déméter, qui explore les grandes thématiques agroalimentaires mondiales
En raison d’un excès de pluie à l’automne 2019, au moment des semis, et d’un printemps 2020 trop sec qui ont impacté les rendements, la dernière moisson en blé de la France n’est pas très élevée : 29,2 millions de tonnes (Mt). C’est la seconde moins bonne depuis le début du XXIe siècle ; la moyenne annuelle des vingt dernières années se situant à 35,6 Mt. Pour autant, trois considérations doivent être faites pour contrer certains discours négatifs qui circulent actuellement à propos de la filière blé, qui reste l’un des fleurons de l’agriculture française.
Le premier rappel insiste sur le contexte global. En 2020, sur la planète, ce sont 760 Mt qui sont produites. Un chiffre record, à comparer avec les 600 Mt de la production mondiale au début des années 2000. Si la Chine et l’Inde sont les deux premiers pays producteurs, avec 135 et 105 Mt respectivement, c’est ensuite la Russie, avec 80 Mt qui occupe la troisième marche du podium. Dans le cadre de son réarmement agricole, Moscou a pleinement misé sur son potentiel céréalier. Le pays produit deux fois plus de blé aujourd’hui qu’il y a 20 ans.
Il ne faut pas oublier les États-Unis, avec 50 Mt, puis le Canada à 30 Mt et l’Ukraine à 27 Mt. Surtout, il convient de préciser que dix pays réalisent à eux seuls 80% de la production mondiale de blé, alors que ce produit est consommé sur tous les continents, quotidiennement et plusieurs fois par jour. Ces chiffres permettent donc de situer la place de la France à l’échelle globale. Notre pays est le 5e ou 6e producteur selon les années, mais figure bien dans cette catégorie de nations céréalières privilégiées.
Nous ne saurions être complets si nous ne mentionnons pas le fait que l’Union européenne constitue la première puissance en blé de la planète, avec une récolte qui oscille entre 130 et 150 Mt par an. C’est le résultat d’une Union à 27 Etats membres : libre à chacun d’interpréter ce que cela confère en avantage stratégique dans le monde contemporain.
Surplus. Mais revenons au cas de la France, pour ajouter son rang à l’export. Les deux géants chinois et indien produisent du blé pour nourrir une population colossale. Ce ne sont pas des exportateurs de blé, à la différence de la France, qui peut consacrer en moyenne la moitié de sa récolte au commerce vers les pays européens ou plus lointains. Avec des besoins domestiques de 20 Mt environ, la France dispose de surplus mobilisables à l’export conséquents chaque année, la positionnant au 4e ou 5e rang mondial ces dernières années, derrière la Russie, les États-Unis, le Canada et parfois l’Ukraine. En outre, la qualité des blés confère à la France une notoriété réelle sur les marchés internationaux, tout comme elle satisfait aux attentes des consommateurs d’ici et d’ailleurs.
Le second rappel concerne le temps long. D’abord, la France n’a pas toujours été autosuffisante en céréales. Elle importait massivement du blé depuis l’étranger jusque dans les années 1960, en particulier des anciennes colonies nord-africaines. Sa production n’était que de 10 Mt. C’est l’ambition d’indépendance alimentaire alors fixée à l’époque, tant dans l’Hexagone qu’au niveau européen, qui offre un cadre politique aux agriculteurs prévisible et stimulant. La hausse des rendements développe la performance céréalière de la France, qui devient le premier producteur européen et ne quitte plus depuis ce rang. Ensuite, sur le temps long, nous pouvons dépasser les chiffres des moissons estivales ou des moyennes annuelles.
Petit pays. Raisonnons un instant en dynamiques. La France a produit 750 Mt de blé au XXIe siècle, soit l’équivalent de la récolte mondiale 2020. Pas mal pour un si petit pays, où les surfaces dédiées au blé s’avèrent dix fois inférieures à celles de Russie qui s’est réarmée depuis deux décennies en matière agricole et céréalière. Mais, avec 1 170 Mt produites depuis vingt ans, la Russie n’écrase pas radicalement la France si l’on prend soin de regarder les choses sur la durée. La réalité, c’est que l’écart se creuse entre les deux pays depuis le début des années 2010. La Russie a produit 300 Mt de blé de plus que la France, là où le différentiel n’était que de 100 Mt au cours de la décennie 2000.
Les changements climatiques et réglementaires, le poids de la fiscalité et un soutien des pouvoirs publics sans doute moindre que par le passé fragilisent les performances céréalières ces dernières années en France. Là où la Russie investit et accélère, la France a plutôt eu tendance à hésiter et à stagner. C’est la photographie des dix dernières années, mais dont l’impression est bien moindre si l’on regarde la dynamique sur vingt ans.
Et comme en géopolitique le temps long compte énormément, il convient de ne pas démultiplier les messages négatifs sur la France du blé car dans la durée, c’est avec du positif que nous devons l’évaluer. Les chiffres de production et à l’export ont un sens. Quand on parle de blé, la taille de la France grossit considérablement sur un planisphère. Au moment où nous prétendons être une puissance repère dans le monde, il est sans aucun doute opportun de pouvoir nommer des domaines dans lesquels la France représente concrètement un point de repère.
Le troisième rappel porte sur le rôle de la géographie. Alors que le débat est vif sur la mondialisation et l’étirement parfois excessif des flux de marchandises, il faut valoriser la régionalisation du commerce céréalier de la France. Celle-ci est premièrement européenne, puisque ce sont en moyenne 6 à 8 Mt qui sont exportées chaque année dans les pays communautaires depuis le début du siècle. Mais la régionalisation est également méditerranéenne, puisque cet espace représente un marché comparable à celui de l’UE. A l’échelle du globe, la France du blé pratique donc plutôt le circuit court !
Cela ne l’empêche pas de vendre des quantités en Afrique de l’Ouest et parfois à la Chine mais, là encore, les statistiques sur deux décennies sont implacables : la France a exporté 335 Mt de blé au total, 155 Mt vers les pays européens, 125 Mt vers le Sud et l’Est du bassin méditerranéen. Et soyons plus précis vis-à-vis de ces voisins méridionaux. Quatre pays (Algérie, Égypte, Maroc et Tunisie) ont importé 110 Mt de blé français en 20 ans, dont 60 Mt pour la seule Algérie. L’Afrique du Nord, c’est donc en moyenne 35% à 40% des exportations totales de la France chaque année.
Pour le dire autrement, un hectare de blé sur cinq récolté en France se retrouve consommé de l’autre côté de la Méditerranée. Cette mer apparaît souvent comme une zone de fractures. Elle est aussi un espace de coopérations et de solidarités dans des secteurs indispensables à la vie des populations.
D’ailleurs la France, malgré la crise de la Covid-19 et les contraintes inévitables que cela a posées en termes de logistique, a su être au rendez-vous de ces engagements et des besoins des pays méditerranéens. Notre pays ne s’est pas replié sur lui-même et n’a pas suspendu le commerce de produits de première nécessité. L’exportation de blé sur la campagne 2019-2020 qui vient de s’achever a été record vers les pays tiers : 13,5 Mt, dont 8,5 vers les quatre pays nord-africains. Entre les hinterlands céréaliers, les opérateurs de la filière et les principaux terminaux portuaires (Rouen, Dunkerque, La Pallice), les activités furent intenses pour rapprocher la terre et la mer, et donc l’offre hexagonale de la demande européenne, méditerranéenne, voire asiatique (1,6 Mt vers la Chine). En somme, le blé français n’a pas vécu de confinement.
A ces éléments géographiques depuis deux décennies feront écho de probables variables déterminantes à l’avenir. Pour lutter contre les émissions de CO2, la vitesse des navires devrait se réduire. Or les frais de transport entrent pleinement dans la composition du prix des approvisionnements de matière première comme le blé. La proximité géographique pourrait donc jouer un rôle accru.
De même, la France ne peut ignorer que l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient constituent la région la plus fortement dépendante des marchés internationaux pour se nourrir. Les besoins céréaliers s’accroissent. Les importations de blé y sont passées de 30 à 60 Mt par an au cours des deux dernières décennies. En raison des chocs météorologiques, des stress hydrique et foncier, et sans parler de potentiels nouveaux soubresauts politiques, ces pays du sud et de l’est de la Méditerranée compteront sur les rares nations produisant et exportant du blé. C’est l’histoire au futur. Reste à voir si la France veut ou non en écrire encore quelques pages.
Un dernier rappel mérite aussi d’être fait : les Français ne manqueront pas de blé cette année. Même avec une récolte dégradée en dessous des 30 Mt, c’est largement suffisant pour couvrir tous les besoins du marché national. Le prix du pain n’augmentera pas, la farine sera présente dans les commerces et la sécurité alimentaire de base sera garantie dans notre pays. Il est parfois utile que cela soit dit. Mais cela ne doit pas non plus masquer la situation difficile dans laquelle se trouvent certains agriculteurs céréaliers, dont la moitié pourrait ne pas dégager de revenus en 2020.
Et cela aussi, il faut le souligner : la France ne saurait durablement rester une grande nation céréalière sans agriculteurs à même de nourrir sa puissance. A ce titre, précisons que l’objectif de souveraineté alimentaire fixé dans le plan de relance passe, certes, par la réduction de dépendances envers l’extérieur, mais aussi et surtout par de la constance dans les domaines où la France agricole s’avère indépendante et sait rayonner à l’international.
0 Réponses à “«Le blé français : un enjeu pour le futur».”