Jour d’après : Sans changement, on va dans le mur

 

Jour d’après : Sans changement, on va dans le mur

Gilles Boeuf,  professeur émérite à Sorbonne Université, repasse en revue les responsabilités de la crise dans un papier de la Tribune.

En décembre 2019, une pneumonie d’origine alors inconnue touchant 59 personnes a été signalée dans la ville chinoise de Wuhan. Il a depuis été établi que cette maladie émergente, devenue depuis une pandémie, était due à un coronavirus (Sars-CoV-2). Elle a été dénommée Coronavirus disease 2019 ou Covid-19. Ce virus s’est répandu avec une vélocité effarante sur toute la planète. Ce qui n’aurait pas dû se produire s’est produit, ce qui n’aurait pas dû dépasser un petit impact très localisé s’est diffusé dans le monde entier en quelques semaines. Les investigations épidémiologiques conduites en Chine ont montré que les premiers malades avaient pour la plupart fréquenté un marché de Wuhan, où l’on vendait plusieurs espèces d’animaux domestiques et sauvages, souvent vivants. Le 2 janvier 2020, le marché de Wuhan fut immédiatement fermé sans que l’on ait établi (ni même recherché) l’origine de la contamination parmi les espèces animales vendues. L’historique exact de l’origine de l’épidémie n’est toutefois pas clairement établi. Le sera-t-il un jour, compte tenu des enjeux géopolitiques de cette question et des pressions que subissent les scientifiques chinois ? Ce que l’on sait, c’est que la capture, le transport et la vente d’animaux sauvages vivants, entassés dans des cages dans des conditions insalubres et inacceptables sur des marchés comme celui de Wuhan, concentrent des espèces qui ne se côtoient pas habituellement et favorisent le passage des virus entre espèces, humains compris. De même, la préparation et la consommation de la viande de ces animaux favorisent les contacts à risque entre les humains et les virus dont ils peuvent être porteurs… ». C’est ainsi que nous démarrions une tribune, rédigée par une quinzaine de scientifiques, publiée dans Le Monde dans son édition du 7 mai 2020.

Quelques semaines plus tôt, le 16 mars, vers 20 heures le président de la République Française, Emmanuel Macron annonçait les mesures pour la mise en place du confinement de la population en France dans le cadre de la lutte contre la propagation de l’épidémie, et il s’exprimait ainsi : « (…) Le jour d’après ne sera en aucun cas un retour au jour d’avant ! ». Imaginez l’impact de telles paroles sur un scientifique écologue ! Changer enfin nos comportements suicidaires et passer à autre chose de totalement nouveau : nous en rêvions tous !

Notre thématique essentielle est alors, dans cette tribune, de poser de façon lancinante la question :

« L’attaque mondiale de ce petit Coronavirus de chauve-souris, avec ses 15 gènes, démarrée dans la région de Wuhan en Chine, quelque part en fin d’année 2019, pourrait-elle constituer l’électrochoc collectif dont l’humanité a tant besoin pour enfin infléchir sa courbe de développement ? ».

Depuis combien de temps nous dit-on, voit-on écrit « Nous allons dans le mur  » ? De multiples donneurs d’alerte, scientifiques, naturalistes, philosophes, médecins, écologistes, même plus récemment quelques économistes « non conventionnels » et politiques des mouvements environnementalistes, sont venus s’agréger à la cohorte d’humains de bonne volonté qui ont vraiment, profondément envie de « faire quelque chose » et de changer la donne, d’harmoniser nos relations avec le vivant et de respecter les « non-humains ».

« Pourquoi continuons-nous aveuglément à nous « suicider à petits feux » et à « continuer comme avant » ? « 

Le problème, c’est que nous n’allons pas vers un « mur », bien solide, bien visible de loin, véritable forteresse imprenable qui demanderait de la prudence raisonnée dans son abord, nous obligeant à freiner voire à « piler » sur place. Nous sommes plutôt, de par nos comportements inconséquents et irresponsables, beaucoup plus proches de l’abord d’une zone de boues fluides et de sables mouvants dans lesquels nous mettrons un bras, puis l’autre – c’est déjà fait ! -, une jambe puis l’autre, puis la tête et disparaîtrons sans nous en apercevoir…

Dans les années soixante, alors en pleine accélération démographique, de grands mouvements démarraient suite aux réflexions de « penseurs » et à la publication d’ouvrages fondateurs comme Silent spring de Rachel Carson ou Avant que nature meure de Jean Dorst. Rappelons que nous étions 2,2 milliards d’humains en 1945, et que nous allons parvenir à 8. Cette époque était aussi celle du lancement de nombre d’associations écologistes et de la stimulation de l’écologie scientifique. Finalement le premier article publié dans Science pour faire le point sur les impacts environnementaux de nos activités ne date que de… 1997 (Vitousek et collaborateurs).

Les travaux du Club de Rome, et notamment le célèbre rapport Meadows de 1972 (The limits of growth), est lumineux dans ses conclusions : alors, pourquoi ceci n’a pas été suivi d’effets ? Plus récemment, en 2018, Gilbert Rist publiait son La tragédie de la croissance. Alors, pourquoi continuons-nous aveuglément à nous « suicider à petits feux » et à « continuer comme avant » ?

La jeunesse constitue une clé de voûte du processus de transformation et d’action exigé. En qualité de professeur des Universités, j’enseigne aussi bien en médecine (sur les nouveaux modèles en biologie), en sciences de la vie et écologie (sur la physiologie environnementale et la biodiversité), en agronomie et dans les écoles vétérinaires (l’agro-écologie au sens le plus large possible, unique solution soutenable), en sciences politiques (sur les interactions entre l’histoire naturelle et l’économie des Hommes), à l’Ecole nationale de la magistrature et dans des écoles de commerce.

Je suis donc au contact d’une jeunesse plurielle. Ces communautés, qu’ont-elles en commun ? D’être très fortement inquiètes, mais aussi passionnées par ces sujets. Elles ne considèrent plus les interrogations environnementales comme des « points secondaires  » ou des élucubrations d’écologistes irresponsables et catastrophistes.

« Tout aussi important que l’acquisition de connaissances, il faut encourager un développement aigu de « l’esprit critique ». Or, que constate-t-on ? La France réduit l’enseignement des sciences de la vie et de la terre au lycée ! »

La grande attention que cette jeunesse porte à ces enjeux dicte aussi de faire preuve de grande attention à son égard. Et notamment, il est déterminant de constamment informer, sur de solides bases scientifiques. Je suis d’ailleurs plus qu’importuné par le flot de bêtises et d’informations débiles, tronquées, inventées, fausses, diffusées depuis quelques mois – et à ce titre recommande vivement le pamphlet de mon ami Etienne Klein, Je ne suis pas médecin, mais je…, publié en mars. Chacun assène son opinion, or justement la science n’est pas une opinion !

C’est pourquoi, et les enjeux de l’événement pandémique le mettent un peu plus encore en exergue, il est capital, surtout pour demain, de diffuser une éducation impartiale. Depuis le tout début, à l’école maternelle, au primaire, dans les collèges et lycées, dans les universités, les grandes écoles, l’enseignement des bases de l’écologie est indispensable – bases de l’écologie signifiant science écologique, science étudiant les relations entre tous les êtres vivants, bactéries, protistes (ces grosses cellules à noyau que sont par exemple les micro-algues de l’océan ou encore les levures), champignons, plantes et animaux.

Tout aussi important que l’acquisition de connaissances, il faut encourager un développement aigu de « l’esprit critique », afin de stopper la vague de fake news déplorable et si présente dans nos « réseaux sociaux ». Or, que constate-t-on ? La France est en train de réduire l’enseignement des sciences de la vie et de la terre au lycée ! N’est-ce pas incompréhensible en ces moments où, au contraire, les concitoyens ont un besoin crucial d’informations scientifiques synthétisées sur ces sujets ? Avec mes homologues le biologiste Marc-André Sélosse et la climatologue Valérie Masson-Delmotte, nous sommes « montés au créneau » pour défendre notre position.

C’est déterminant, pour favoriser l’acquisition de cet esprit critique ; et pourtant, nos « détracteurs » – pourquoi se manifestent-ils s’ils sont de « bonne volonté » ? – n’ont pas manqué de m’accuser de faire de la… « propagande » ! Pour qui, pour quoi, dans quel but, pour alimenter quoi ? Ils n’ont rien compris, ils ne veulent rien entendre, et ils s’effondreront sur eux-mêmes dans l’indifférence générale.

Alors, que penser pour demain ? Chacun connait la situation actuelle des milieux dans le monde : destruction des écosystèmes, artificialisation généralisée des sols, morcellement des « fragments de nature sauvage », pollutions innombrables – des sols, des rivières, des fleuves, de l’air, de l’océan, et pas uniquement avec les « déchets de plastiques », mais aussi avec les métaux lourds, les perturbateurs endocriniens, les pesticides et les biocides divers -, disséminations anarchiques d’espèces vivantes allochtones (la fameuse « roulette écologique »), espèces invasives, surexploitations des « ressources » tant minérales que vivantes, forêt tropicale ou pêches.

En 2018, K.E Jones et ses collaborateurs publiaient un article dans Nature sur les maladies infectieuses émergentes, et annonçaient que 72 % de celles-ci correspondaient à des zoonoses (passages de pathogènes de l’animal à l’humain). Ils concluaient, sur les traces des recommandations de F. Keesing et ses collaborateurs en 2010 dans la même revue, que nous avions le plus haut intérêt à conserver des morceaux de « nature sauvage » et à maintenir un maximum d’espèces et de polymorphisme génétique au sein des populations sauvages pour éviter ces « sauts » de pathogènes vers l’humain. Or c’est bien ce qui avait été oublié !

Et ce sont bien les comportements de mise en promiscuité immonde sur ces marchés évoqués en introduction, également la multiplication, effroyable, des élevages intensifs des animaux domestiques (poulets, canards, porc, vaches…) qui soulèvent les lourds problèmes. Il est impératif de cesser de maltraiter le vivant et la biodiversité, et d’être beaucoup plus regardant sur les conditions de transports et de disséminations des êtres vivants, quels qu’ils soient. Des considérations qui permettent de jeter un éclairage sur bien d’autres sujets, par exemple la surconsommation de viande et le sur-usage des antibiotiques amenant aux désastreuses situations d’antibio-résistance. Pour toutes ces raisons, il faut suivre Dominique Méda lorsqu’elle spécifie que « (…) la reconversion écologique de nos sociétés apparaît donc non seulement comme le seul moyen d’éviter une dégradation inimaginable de nos conditions de vie, mais aussi comme une manière radicale de repenser le travail et l’emploi ».

« La pandémie saura-t-elle convaincre que le respect envers les animaux, humains et non-humains, est la voie de la sagesse pour l’humanité et les autres habitants de la terre, qui ont tout autant qu’elle le droit d’y vivre leur vie ? »

S’adapter, la clé de voûte

 

Tout est là, le défi est lancé ! L’actuelle pandémie qui se propage comme un éclair saura-t-elle convaincre que le respect envers les animaux, humains et non-humains, est la voie de la sagesse pour l’humanité et les autres habitants de la terre, qui ont tout autant qu’elle le droit d’y vivre leur vie ?

Laurent Bibard, titulaire de la Chaire Edgar Morin sur la complexité, précise dans un numéro récent de The Conversation :

« (…) La totalité de la vie sociale, économique et financière actuelle est dominée par le fantasme d’absolu – absolue maîtrise de la nature, absolue satisfaction, absolue nouveauté, absolu contentement… Seul le futur serait bon. L’obsession compulsive pour l’innovation à la fois témoigne de ce rêve et s’exténue à tenter de le rendre réel. Et voilà qu’au présent, dans le confinement mondial auquel nous contraint un tout petit microbe, nous rattrape le bon sens qui oblige à ce que l’on ouvre les yeux sur la nature et sur le monde, tels qu’ils sont par-delà nos aveugles soumissions, désirs et illusions. Nous sommes heureusement toutes et tous dotés de la capacité soudaine à nous étonner, et à décider de remettre sur le métier celui-là même de vivre, et de s’en donner les moyens. En ouvrant les yeux humblement, sur une nature qui nous a jusqu’à nouvel ordre rendus possibles ».

Alors, nous suivrons tous les propos du « vieux Maître » Edgar Morin, lorsqu’à la lecture de la pandémie il spécifie que « le problème n’est pas le foisonnement et l’accélération vertigineuse des trouvailles de la science et de la technologie, mais bien plus l’usage que l’on en fait ». Et aussi méditons sur les conclusions de l’ouvrage, Comment vivre en temps de crise ?, qu’il avait co-écrit en 2010 avec Patrick Viveret :

« Au cours de l’histoire de l’humanité, bien souvent, le probable promis ne s’est pas produit ».

Le monde vivant est vieux de près de 4 000 millions d’années, il s’est formé à partir de ces premières cellules apparues dans l’océan ancestral, il a subi les pires crises imaginables et s’en est toujours sorti ; pour cela, il a dû en permanence s’adapter à des conditions extérieures changeantes. Mais pour s’adapter, il faut impérativement changer, ce que nous ne faisons toujours pas !

Trop de consumérisme, pas assez de sobriété

Aussi, en cette période de confinement favorable à l’introspection, chacun peut repenser la manière dont il interagit avec les autres espèces, ses relations avec le vivant, et l’impact de ses actions quotidiennes sur l’avenir. Pour préparer ce « jour d’après » dont il est tant question, inspirons-nous du vivant.

Lorsqu’elle est suffisamment préservée et en bon état, la diversité du vivant nous émerveille, nourrit, guérit, entretient, rassure, elle nous inspire. L’article de Mitchell et Popham dans The Lancet (revue peu suspecte d’être taxée « écolo » !) confirme l’effet efficace de cette nature sur notre bien-être. Gandré et Cornand rappellent la théorie économique de la « myopie au désastre », qui pourrait ici être appliquée aussi pour la crise sanitaire. C’est en fait une tendance au fil du temps, qui consiste à sous-estimer la probabilité de chocs peu fréquents dans un environnement incertain, où le risque n’est pas probabilisable, en raison de sa faible fréquence et d’une structure causale qui varie dans le temps. En fait, on finit par oublier le passé et alors imaginer que ce qui est très rare devient nul ! Pourtant, écologues et épidémiologistes avaient bien prévenu depuis 2003…

Et cela reviendra si nous continuons comme avant. L’accélération du changement climatique convoque de façon aiguë nos comportements, mars 2020 a encore été le mois de mars le plus chaud depuis 160 ans, et les canicules vont se succéder. Un article très récent (Xu et al.) a fait le point sur les interactions température/niche climatique pour l’humanité.

 

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