Coronavirus et climat
L a paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte a abordé sur France Info les conséquences à court terme de cette crise pour le climat – baisse des émissions de gaz à effet de serre, report de la COP26 – et les manières de sortir de cette crise sans mettre en péril la lutte contre le changement climatique.
Pour commencer, je voulais vous demander comment vous faites en cette période de confinement pour continuer votre travail de climatologue. Comment vous vous organisez ? Valérie Masson-Delmotte : Notre laboratoire est fermé depuis 26 jours. L’université Paris-Saclay, dans laquelle mon équipe pour le Giec est située, est également fermée. C’est télétravail à la maison, comme pour beaucoup de gens. Nous habitons en banlieue parisienne, nous sommes deux adultes en télétravail et deux étudiantes en télé-études. Nous avons donc réorganisé notre séjour en espace de travail commun. Là, je m’isole dans la chambre à coucher-buanderie pour les appels sans déranger les autres. Et puis nous nous serrons les coudes, avec les voisins, la famille, les collègues, je pense comme beaucoup de gens.
Le Giec prépare un gros rapport pour l’année prochaine. Comment fait-on pour travailler avec des scientifiques un peu partout dans le monde dans cette situation de confinement ? Pour le groupe 1 du Giec, celui qui porte sur les bases physiques – ce qui est observé à grande échelle, quelle est la cause des changements observés, quels sont les mécanismes à l’œuvre et quelles sont les implications pour les évolutions futures à court, moyen, long terme, au niveau global comme régional –, nous sommes dans une phase assez avancée de préparation de notre évaluation. Il faut bien expliquer que le Giec ne produit pas de connaissances nouvelles et ne fait pas de recommandations. Il passe en revue les éléments scientifiques de sorte à dégager, sur la base des publications des données et de manière transparente, ce qui est clairement établi, ce qui est émergent, d’expliciter aussi parfois les termes des controverses scientifiques quand les données ne sont pas cohérentes, les modèles imparfaits ou la compréhension des mécanismes imparfaite. Il évalue également les verrous, les limites des connaissances scientifiques. Les auteurs de ce rapport sont 230 personnes, de 60 pays différents. Nous avons une petite équipe support, avec mon collègue coprésident chinois et moi-même, d’une dizaine de personnes à Saclay et Pékin. Nous en sommes à la deuxième version de notre projet de rapport. Il est organisé en 12 chapitres et présente un atlas interactif pour naviguer dans l’information climatique en fonction des centres d’intérêt, des régions et des échelles de temps. Le premier jet est passé en relecture. Il a été relu par plus de 700 relecteurs, qui ont fourni de l’ordre de 23 000 commentaires. Ils ont été pris en compte. Cette phase de relecture est vitale pour l’objectivité et pour le fait d’avoir une évaluation rigoureuse et complète. Une deuxième version a été préparée, de même que la première version de la synthèse, un résumé technique de quelques dizaines de pages et puis un résumé dit « pour décideurs » d’une trentaine de pages. Nous avons beaucoup travaillé à distance pour préparer ces éléments. Là, ils sont partis en relecture, aussi bien par la communauté scientifique que par des experts nommés par les gouvernements. Nos rapports, nous ne faisons pas des encyclopédies ou des livres de cours, nous faisons le point sur les connaissances, de sorte que ce soit utile pour éclairer des choix. Le processus de préparation des rapports du Giec se fait en co-construction avec les représentants de tous les pays du monde. Nous écoutons les points particulièrement importants pour eux et nous les prenons en compte dans l’évaluation qui est faite : qu’est-ce qui est pertinent pour éclairer des choix ? Quelles sont les connaissances nouvelles ? Puis ils participent bien sûr aux processus de relecture, souvent par les Académies des sciences. Nous avons des difficultés aujourd’hui puisque beaucoup de personnes dans le monde, à l’exception de la Chine, n’ont plus de conditions de travail habituelles. Nous avons mené trois enquêtes. Une première auprès des représentants de tous les pays, pour savoir s’ils anticipaient des difficultés à contribuer à la relecture. Une deuxième auprès des 230 auteurs de notre rapport, pour savoir quelles étaient leurs conditions de travail, parce que nous avons besoin que eux aussi relisent les autres chapitres par exemple et puis de se projeter pour la suite. Comment va-t-on faire l’étape d’après ? Nous devions avoir une réunion au mois de juin, c’est clair qu’elle ne pourra pas avoir lieu physiquement, donc comment va-t-on organiser la suite des événements ? Et puis nous avons fait une troisième enquête, plus large, auprès de la communauté scientifique. Nous avons eu plusieurs centaines de réponses, cela donne une sorte d’instantané de la situation dans le monde entier. C’est assez triste à lire. Nous avons des gens, plutôt en Europe et aux Etats-Unis, qui disent : ‘Je continue à travailler comme avant’. C’est une toute petite minorité : la majeure partie des gens disent : ‘C’est très difficile’, ‘je n’ai plus accès à mon laboratoire’, ‘je ne peux plus faire de campagne de terrain’, ‘j’ai beaucoup de mal à récupérer les grandes masses de données sur lesquelles je dois travailler pour faire mes analyses’… Ils nous disent aussi qu’ils ont des proches malades, parfois eux-mêmes sont malades. Ils prennent soin des gens autour d’eux. Ils sont inquiets pour leurs étudiants : beaucoup de jeunes scientifiques sont dans des conditions précaires. Ils ont des contrats relativement courts et s’ils ne peuvent pas produire de connaissances, ils s’inquiètent beaucoup pour la suite. Il y a un besoin aussi de lien plus fort entre les chercheurs plus seniors et les plus jeunes pour les aider dans cette situation difficile. Nous observons une difficulté particulière pour ceux qui ont de jeunes enfants. Ils doivent superviser l’école à domicile, vous l’avez peut-être vu et les gens qui nous écoutent l’ont certainement vu, ce n’est pas simple. Beaucoup nous disent qu’ils sont moins efficaces. Ils nous disent également qu’ils sont devant un stress important qui freine leur capacité de concentration, de relecture de ce rapport, de relire d’autres articles… Nous sommes dans une incertitude importante : nous ne savons pas combien de temps cette situation va durer. De notre côté, nous sommes en train de revoir complètement l’ensemble du planning jusqu’à la fin de ce rapport. Nous avons repoussé de six semaines la phase de relecture, nous allons planifier des réunions cet été qui ne seront pas des vraies réunions d’auteurs avec 230 personnes ensemble, mais un ensemble de réunions ciblées virtuelles. Là, nous avons aussi d’autres freins. L’accès à internet n’est pas le même partout. En France, j’ai déjà un très mauvais accès à internet chez moi, cela peut être un frein, mais dans des pays en développement, c’est encore plus aigu, même dans les universités. Donc quand les gens sont chez eux, c’est encore plus difficile et en particulier pour les scientifiques africains, compte tenu de la qualité de la bande passante disponible. Comment continuer à avoir une approche inclusive et participative ? Nous avons vraiment besoin de l’intelligence collective, nous allons essayer de faire au mieux. Nos collègues d’un autre groupe de travail du Giec innovent également puisque la semaine prochaine, ils font leur réunion d’auteurs de manière virtuelle, avec 250 participants de 70 pays différents. Cela demande beaucoup plus de préparation, de mieux cerner les points de discussion, de mieux préparer, de recueillir les avis à l’avance et de bien mener la discussion pour faire en sorte que tout le monde puisse s’exprimer. Il faut faire en sorte d’être d’accord sur la manière de procéder. Par exemple, dans une réunion avec beaucoup de personnes, pour certains quand on ne dit rien, cela veut dire qu’on est d’accord. Pour d’autres, il faut qu’ils puissent s’exprimer pour dire leur accord, ce n’est pas toujours évident dans toutes les cultures. Cela veut dire aussi fournir, pour ceux qui ne peuvent pas se connecter et s’exprimer de manière interactive à cause de l’accès à internet, des notes de réunion. Leur donner la possibilité de lire et fournir par écrit leur commentaire, etc. Nous en sommes là et nous allons probablement repousser beaucoup d’autres étapes. Nous sommes partis sur le fait de décaler de l’ordre de trois mois pour l’instant. Notre point d’interrogation, c’est à quel moment nous allons pouvoir tenir une session plénière, avec tous les représentants de tous les pays du monde, qui se réunissent pour la phase d’approbation de nos rapports. Pour le moment, nous partons sur un calendrier en supposant que cela pourra être possible en juillet 2021. Nous allons maintenant entrer dans le vif du sujet, en abordant cette épidémie et les conséquences à court terme pour l’environnement. Je voulais commencer par aborder les origines. Il y a quelques jours, vous avez déclaré chez nos camarades de franceinfo TV que « cette pandémie était liée à la destruction des habitats naturels ». Pouvez-vous développer ? Je ne suis pas du tout dans mon domaine de compétence. Mais je peux préciser que les rapports précédents du Giec avaient un angle qui portait sur les interactions climat-environnement-santé. Les angles spécifiques pris étaient les suivants : dans le rapport sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C, nous abordions la manière dont la qualité de l’air va jouer en termes de santé publique. La dégradation de la qualité de l’air est liée à des composés qui agissent également sur le climat, parfois des coproduits quand on brûle du pétrole, du charbon, du gaz, du bois… Par ailleurs, le rapport rendu sur l’océan et les glaces dans un climat qui change mentionnait certains aspects liés à la santé, par rapport aux zones côtières, notamment la sécurité de l’approvisionnement en eau. Enfin, le rapport spécial rendu en 2019 sur le changement climatique et l’utilisation des terres soulignait que la pression que nous exerçons sur la destruction des écosystèmes était à l’origine d’épisodes de zoonoses – des maladies présentes dans des animaux – de plus en plus fréquemment transférées aux sociétés humaines. C’est aussi quelque chose qui a émergé d’autres analyses. Cela a d’ailleurs conduit une partie de la communauté scientifique, à l’interface santé-environnement, à explorer de nouvelles approches. Par exemple, la notion de santé planétaire, sur le fait que la santé humaine va aussi dépendre de la santé des écosystèmes et de l’état du climat, ou bien l’angle one health, qui fait le lien entre la santé humaine et la santé animale, y compris des animaux d’élevage, et la santé des écosystèmes. Cela fait partie des points d’intersection qui interrogent sur notre mode de développement, qui pousse à exercer une pression croissante de destruction d’écosystèmes, pas uniquement chez nous mais aussi à distance, via les importations. Ce mode de développement contribue à poursuivre les rejets de gaz à effet de serre responsables du réchauffement climatique et de l’ensemble de ses conséquences, y compris l’intensification d’événements extrêmes comme les vagues de chaleur dont nous savons très bien qu’elles posent des problèmes en matière de santé humaine.
Ce lien que vous faites entre pression sur les écosystèmes et santé humaine est contesté par certains. Je vais citer le philosophe et ancien ministre Luc Ferry, qui estime dans les colonnes de L’Express que faire ce lien « relève de la récupération politique la plus basique, pas de l’analyse ». Qu’est-ce que vous répondez à ce discours ? Moi, je fais référence à un article (en anglais) du journal très reconnu, The Lancet, en 2015, qui justement faisait le point sur les zoonoses liées à Ebola et au SRAS [un coronavirus qui a frappé l'Asie en 2003]. Il montrait que la destruction des habitats naturels, le braconnage de la faune sauvage, mais également l’élevage industriel étaient des facteurs, associés à une densité importante de population à proximité de ces animaux, qui ont amplifié la propagation de zoonoses dans les sociétés humaines. Je fais également référence à ce rapport sur le changement climatique et l’utilisation des terres, et enfin au rapport de l’IPBES, l’équivalent du Giec pour la biodiversité, qui le montre également de manière très claire.
Vous parliez à l’instant de qualité de l’air. Depuis le début du confinement, on observe une meilleure qualité de l’air un peu partout en France et dans le monde où le confinement est en place. On observe également le retour de certaines espèces dans les espaces que nous avons abandonnés, comme les rorquals dans le parc des Calanques. Vous racontiez aussi, dans un récent interview, que chez vous, vous entendiez à nouveau le chant des oiseaux avec l’arrêt de l’aéroport qui se trouve non loin. Cette crise est dramatique d’un point de vu sanitaire, social, économique mais est-ce qu’elle a au moins une conséquence positive sur l’environnement ? Je ne veux en rien me réjouir de la situation actuelle. Je répète ce que j’ai déjà dit précédemment : toutes mes pensées vont à ceux qui luttent pour leur propre santé ou celle des autres. Nous sommes devant une crise sanitaire très grave, qui va s’accompagner d’une crise économique, sociale et financière. Il n’y a rien de réjouissant là-dedans. La baisse d’émissions associée à l’arrêt forcé de toute activité industrielle, économique et de transport, ce n’est pas du tout cela dont nous parlons quand nous parlons de l’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, renforcer la résilience de nos sociétés ou réduire la pression sur les écosystèmes. Nous ne parlons pas du tout d’arrêter les choses de manière forcée. Nous parlons d’utiliser toute l’innovation technologique et sociale, toute l’intelligence collective pour agir sur la manière dont nous produisons les choses et nos choix de consommation, de sorte à réduire, de manière importante, tenace dans la durée, les pressions que nous exerçons sur l’environnement tout en nous permettant de vivre mieux, de vivre dignement. C’est très différent, il ne faut surtout pas faire de confusion par rapport à la situation actuelle. Par contre, c’est vrai, je le vois dans le groupe de discussion avec mes voisins que nous avons mis en place sur WhatsApp pour l’entraide et la solidarité, les gens se rendent compte du bien-être qu’apporte moins de bruit, du bien-être qu’apporte une qualité de l’air meilleure, même si cela peut encore s’améliorer en banlieue parisienne. Ils soulignent également le fait d’entendre le bruit des oiseaux et des insectes, masqués par le vrombissement constant, que ce soient des bruits d’avions ou d’automobiles. Je sais qu’en Inde, certains ont vu pour la première fois de leur vie les contreforts de l’Himalaya, masqués parce que l’air était tellement pollué qu’il y avait une espèce de brouillard constant. Il faut imaginer quand, pour la première fois de votre vie, vous découvrez que vous avez des montagnes spectaculaires, pas très loin de chez vous, mais invisibles à cause de la pollution de l’air. Cette crise pose aussi d’autres questions. Par exemple, la dégradation de la qualité de l’air, avec un cocktail de produits chimiques et de particules, est aussi quelque chose d’extrêmement dangereux pour la santé cardiaque et respiratoire. Il y a des éléments scientifiques clairement établis et, pourtant, nous n’avons pas une action à la hauteur de cet enjeu-là, parce que c’est plus graduel, plus chronique et moins aigu. Je pense que la situation actuelle pose profondément la question de la manière dont notre société est capable d’anticiper plus, d’agir en amont et d’agir pour éviter des crises de manière graduelle, intelligente et démocratique. La question se pose de la même manière par rapport à l’évolution du climat. Les tendances que nous avons observés, le réchauffement au-dessus des continents et des océans, le réchauffement en profondeur de l’océan, l’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur ou bien de l’intensité des pluies torrentielles, l’augmentation de la sévérité des sécheresses autour de la Méditerranée, la montée du niveau des mers, le recul des glaciers, de l’enneigement en moyenne montagne… Tout ce que nous observons avait été correctement anticipé depuis plus de 30 ans par les travaux de ma communauté scientifique. Pendant longtemps, cela n’a pas été perçu comme un risque immédiat. Nous avons tenu à distance cette information sur le changement climatique comme nous avons ignoré l’information sur le risque de pandémie. Nous voyons très bien qu’en France comme dans beaucoup d’autres pays, nous n’étions pas prêts. Nous n’avions pas de plan d’action, pas de vision stratégique de comment agir et donc nous improvisons avec les moyens du bord. La question pour moi fondamentale, c’est comment anticiper davantage, comment débattre sur les solutions, comment les mettre en œuvre de sorte à ne pas exacerber toutes les inégalités et toutes les vulnérabilités qui sont là. Une de vos collègues me demandait hier quel était le mot que j’associais à la situation de crise actuelle. Je me suis vraiment posé la question et je crois que le mot que je voudrais utiliser est celui de fragilité. C’est délibéré, c’est le contre-pied du vocabulaire guerrier, du mot de résilience, qui veut dire que nous prenons des chocs, que nous nous reconstituons et que nous allons au-delà du choc. Je pense que nous avons aussi besoin de voir la fragilité de nos sociétés. Nous ne sommes pas tous égaux devant cette crise sanitaire, nous ne serons pas égaux devant la crise économique et financière. Il y a des choses qui vont être exacerbées par rapport à la crise actuelle et à ses conséquences. C’est le même enjeu par rapport au changement climatique. C’est important de regarder en quoi nous sommes vulnérables et exposés. C’est important de voir comment nous pouvons construire une stratégie ambitieuse d’action pour renforcer la résilience de nos sociétés, pour construire un développement qui permette à tous de vivre dignement, avec des emplois non délocalisables et qui ont un sens, tout en réduisant régulièrement, fortement les émissions de gaz à effet de serre. Je pense qu’aujourd’hui, nous avons une réflexion beaucoup trop en silo. Typiquement, vous avez un ministère de l’Environnement, un ministère de l’Agriculture, un ministère de la Santé et puis de l’Economie, alors que ces questions de santé planétaire demandent à avoir une pensée beaucoup plus systémique et hors des silos habituels. Je pense que c’est le bon moment pour avoir cette réflexion-là, sur la manière dont on voit la sortie de cette crise. Il y a l’urgence immédiate : permettre aux gens de manger, de vivre correctement un minimum dans cette situation très difficile, mais après il y a la question de ce que nous allons favoriser comme secteur d’activités. Quelle est notre vision stratégique sur la création d’emplois en France, sur ce qu’on veut construire et qui va rester pendant des décennies ? L’expérience des crises passées n’est pas très encourageante d’un point de vue gaz à effet de serre, que ce soient les chocs pétroliers ou les crises financières des dernières décennies… Les solutions de sortie de crise n’ont fait que renforcer des pans entiers d’activité qui exacerbent le problème plutôt que de contribuer aux solutions.
Vous parliez des réductions de gaz à effet de serre. Je voulais revenir un instant sur les conséquences à court terme de la situation actuelle. Ce matin, le site spécialisé Carbon Brief (en anglais) estimait que les émissions de CO2 vont reculer de 4% [chiffre mis à jour à 5,5% après l'enregistrement de cet entretien] cette année avec cette crise. Pouvez-vous mettre ce chiffre en perspective par rapport aux efforts nécessaires pour rester dans la trajectoire de l’accord de Paris sur le climat ? L’objectif de l’accord de Paris sur le climat est celui que se sont fixés les différents gouvernements du monde sur la base d’une analyse de risques. Cet objectif est de contenir ce réchauffement largement au-dessous de 2 °C d’ici la fin de ce siècle. L’analyse de la réponse du climat montre que si nous voulons le faire, il faudrait que les émissions mondiales de gaz à effet de serre diminuent d’un quart entre 2010 et 2030, et deviennent zéro net – c’est-à-dire que les émissions résiduelles seraient compensées par une capacité à enlever du CO2 de l’atmosphère et à le stocker – à horizon 2070. Si nous voulions contenir le réchauffement à un niveau encore plus bas – nous en sommes aujourd’hui à 1 °C –, si nous voulions le limiter à 1,5 °C, ce qui est important pour les écosystèmes et les populations les plus vulnérables, il faudrait diviser par deux nos émissions entre 2010 et 2030 et atteindre cette neutralité carbone en 2050. Le problème, c’est que plus nous tardons à agir, plus il faudrait faire un effort massif, année après année pour y parvenir. Ce dont nous parlons, ce n’est certainement pas d’arrêter l’activité économique ou d’avoir des privations forcées, ce n’est pas du tout cela. Ce dont nous parlons, c’est transformer tous les grands systèmes de production, notamment énergétique, en sortant des énergies fossiles, le charbon puis le pétrole et le gaz, en y substituant d’autres approches. C’est également transformer les villes pour minimiser le recours à l’énergie, utiliser l’économie circulaire et l’efficacité énergétique au maximum. C’est aussi avoir les infrastructures qui permettent ces transformations et puis transformer la manière dont nous produisons notre alimentation. C’est transformer la façon dont nous gérons les forêts dans le monde entier, de sorte à stocker du carbone plutôt que de rajouter des gaz à effet de serre. Ce qui est intéressant, c’est que sur tous ces aspects-là, des solutions existent. Nous ne sommes pas dans la situation d’il y a 20 ou 30 ans. Nous avons des solutions qui existent dans tous les domaines, que ce soient pour les énergies décarbonées, les transports. Nous avons des alternatives aux véhicules à moteur thermique, nous avons des solutions d’économie circulaire, de réutilisation, plutôt que d’utilisation de ressources non renouvelables et nous avons des solutions de bon sens, y compris pour la production alimentaire. Nous avons beaucoup d’agriculteurs qui innovent qui développent des méthodes parfois anciennes, parfois nouvelles, pour justement réduire l’impact environnemental tout en produisant suffisamment pour nourrir tout le monde. Si nous voulons contenir le réchauffement à un niveau bas, ce ne sont pas seulement ces transformations un peu systématiques qui sont nécessaires. C’est aussi la question des choix de consommation et des styles de vie. Si la demande mondiale ne fait qu’augmenter pour l’énergie, pour les produits non renouvelables ou pour une alimentation qui a une forte empreinte carbone en particulier les produits animaux ou les huiles végétales, dans ce cas-là, nous ne pourrons pas réduire suffisamment vite les émissions de gaz à effet de serre, parce que cela voudra dire toujours produire plus. J’ai beaucoup de voisins autour de moi qui s’interrogent dans cette situation un peu forcée, où on fait à manger à la maison, où on développe les circuits courts, qui me disent tant mieux parce que nous nous rendons compte que nous pouvons faire autrement, que nous pouvons vivre correctement avec plus de solidarité et plus d’entraide, nous espérons que cela va rester. Je l’ai entendu parmi mes proches, ma famille et mes collègues, cette aspiration à ce que certaines des choses que nous mettons en place là puissent rester parce qu’elles donnent aussi du sens à la vie en communauté, pas simplement à la vie individuelle.
Il y a une dernière conséquence à court terme sur laquelle je voulais vous interroger, c’est l’annulation de la COP26 qui devait se tenir à Glasgow (Ecosse, Royaume-Uni) à la fin de l’année, c’est aussi l’annulation du Congrès mondial de la nature (UICN), qui est un peu l’équivalent pour la biodiversité. Est-ce que ces reports sont un problème ? Ce n’était pas possible dans la situation actuelle de réunir physiquement des gens de tous les continents. Première chose : qui peut prendre la responsabilité d’organiser une réunion dont les participants risquent leur santé ou celle de leur proche ? Qui peut organiser des réunions d’une ou deux semaines si on a deux semaines de quarantaine après avoir voyagé, avant le début de la réunion puis en sortant ? Ce n’est juste pas possible actuellement et il faut bien le comprendre. Cela peut donner aussi plus de temps pour préparer les plans d’action, de sorte à ce qu’ils intègrent la sortie de cette crise dans les réponses nationales que chaque pays va mettre sur la table. Il ne s’agit pas d’annulation, mais de report. Je ne sais pas pour l’UICN, mais je sais que la COP pour la diversité biologique, qui devait avoir lieu en octobre en Chine, qui est importante, parce que l’objectif est d’avoir un accord ambitieux sur la biodiversité, sera reportée à l’année 2021. La COP26 aussi va être reportée à l’année 2021. Peut-être pouvons-nous attendre davantage d’ambitions dans ce contexte, compte tenu des enjeux qui sont importants. Nous parlons d’intersections dans tous les sens. J’ai des collègues qui vivent dans différentes régions du monde, les vice-présidents de mon groupe de travail, ceux qui sont au Maghreb aujourd’hui sont inquiets parce qu’ils connaissent une situation de sécheresse importante, avec des pressions pour la sécurité en eau et le besoin d’eau pour la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire. Nous sommes parfois dans des situations de risques conjoints et de risques en cascades qui sont particulièrement préoccupantes.
Avant de parler de l’après-crise, je voudrais que nous prenions quelques minutes pour bien poser les bases du problème qu’est le réchauffement climatique. Aujourd’hui, où en est-on par rapport à ce problème, comment vous résumeriez la situation ? Par rapport au changement climatique, nous émettons massivement des gaz à effet de serre, qui ont des caractéristiques différentes. Certains ont un effet sur le temps long, d’autres ont un effet plus éphémère. En ajoutant ces gaz à effet de serre, nous empêchons une partie de la chaleur de la Terre de partir vers l’espace et le climat lui-même réagit à cette perturbation avec des facteurs amplificateurs. L’évolution actuelle du climat, le réchauffement de 1 °C qui est observé, ne s’explique que par l’influence humaine sur le fonctionnement des grands équilibres planétaires. Le premier point qui n’est souvent pas bien compris, c’est que ce changement qui a déjà lieu est irréversible, en particulier parce que l’océan a stocké 90% de cette énergie supplémentaire et le temps de mélange dans l’océan est de l’ordre du millier d’années. Quoi qu’on fasse en termes d’émissions de gaz à effet de serre, nous ne pourrons pas revenir en arrière. Beaucoup de gens pensent que notre action sur le climat, nous pourrions faire une analogie avec une sorte de thermostat, que nous aurions tourné vers le haut, le climat se réchauffe et puis que si nous tournions vers le bas, nous pourrions stabiliser la situation. Cela ne marche pas comme ça, en particulier parce qu’il y a une inertie, à la fois dans le fonctionnement du climat, dans sa réponse et il y a aussi une inertie dans les infrastructures qui sont là : les transports, usines, la façon dont on produit l’énergie. Quoi qu’on fasse, il faut s’attendre à un réchauffement climatique et ses conséquences au cours des prochaines décennies, ça, c’est inéluctable. Il y a donc un enjeu qui est important, c’est justement une vision stratégique d’analyse de risques, dans chaque région, pour chaque secteur d’activité. Qu’est-ce que cela va impliquer et comment est-ce que nous pouvons agir maintenant pour réduire notre vulnérabilité, notre exposition et limiter l’ampleur des risques ? C’est ce qu’on appelle l’adaptation. C’est important par exemple pour le littoral avec la montée du niveau des mers. C’est aussi important pour les stations de moyenne montagne, avec le tourisme d’hiver. C’est important pour le bien-être en été, le confort dans les villes, pour la gestion des risques d’inondation ou de sécheresse, pour la gestion des forêts qui dépérissent suite aux vagues de chaleur et de sécheresse. C’est important pour la gestion des risques d’incendie, nous avons vu il n’y a pas longtemps, en Australie, à quel point cela peut entraîner des dégâts majeurs. Il y a donc une partie qui est inéluctable, il va falloir faire avec. Mais l’évolution future du climat va dépendre profondément de deux choses : notre capacité à réduire les émissions de CO2, parce que ce gaz à effet de serre a un effet cumulatif. Ce qui va faire le réchauffement à venir, c’est la somme des émissions de GES passées, actuelles et à venir, c’est quelque chose que nous nous passons entre générations. Si nous voulons que le climat se stabilise par la suite, il faut engager délibérément une baisse de ces émissions de CO2 en agissant sur tous les leviers d’action possible. Un plan de relance, par exemple, qui miserait sur une reprise d’une croissance non-stop du trafic aérien, ou bien sur des véhicules type SUV qui ont une grosse consommation de carburant est quelque chose qui va en sens orthogonal à ce que serait une action pour maîtriser l’impact du transport sur les émissions de gaz à effet de serre. Nous pourrions contenir une partie de la demande sur les voyages aériens, nous pourrions aussi avoir des véhicules beaucoup moins consommateurs, plus légers, électriques ou hybrides qui baissent fortement la consommation et les émissions de gaz à effet de serre. Donc la stabilisation du climat va dépendre de notre capacité à réduire fortement, jusqu’à la neutralité les émissions de CO2. Il va aussi dépendre de l’effet sur le climat d’un certain nombre d’autres facteurs : des gaz à effet de serre comme le méthane ou l’oxyde nitreux, davantage liés aux activités agricoles, donc à nos choix d’alimentation également, avec des interactions avec la santé, et des composés comme des particules, qu’on appelle des aérosols parfois émis avec le charbon ou dans d’autres contextes, dont l’effet net est refroidissant sur le climat. L’enjeu est aussi de réduire les effets nets sur le climat de l’émission de ces autres facteurs. C’est pour cela que ce n’est pas simplement une question d’énergie, c’est beaucoup plus large et vaste. Ce que je peux également dire, c’est que tous les secteurs d’activité peuvent être porteurs de solution. Dans cette dimension-là, c’est aussi cela qui est important, c’est de voir l’ensemble des solutions qui existent, toutes les options d’action, de voir quels sont leur potentiel, leur coût, leur limite, ce qu’elles apportent comme bénéfice annexe, pour la santé par exemple en améliorant la qualité de l’air ou en ayant une alimentation saine et nutritive. A l’inverse, certaines des solutions peuvent avoir des effets indésirables et dans ce cas-là, il faut analyser ces effets de sorte à les compenser ou à les minimiser. C’est pour cela que nous avons besoin de cette évaluation qui soit la plus neutre possible et c’est pour cela que les rapports du Giec ne font pas de recommandation. Ils mettent sur la table les différentes options d’action et ils passent en revue ces différentes dimensions de sorte à pouvoir éclairer des choix. Mais ces choix relèvent de la volonté citoyenne et politique, ce n’est pas quelque chose qui relève de ma communauté, la communauté scientifique. C’est vraiment quelque chose qui relève d’un débat profond de société, d’un débat démocratique.
Le réchauffement climatique est un problème assez vaste, dont on peine parfois à saisir l’ampleur. Sur France Inter, il y a quelques jours, le sociologue Bruno Latour estimait que le réchauffement climatique était une catastrophe tellement importante que celle que nous connaissons aujourd’hui avec le coronavirus apparaîtra bientôt « minuscule » par rapport à ce qui nous attend. Est-ce que vous partagez cet ordre de grandeur ? Je ne peux pas partager complètement cet ordre de grandeur, parce que je n’ai pas tous les éléments pour analyser ce que sera l’impact complet de cette pandémie. Par contre, ce que je peux dire, c’est que le changement climatique va être une exacerbation encore une fois des vulnérabilités qui existent, avec une succession de crises qui vont devoir être gérées si nous n’anticipons pas. Vous savez comme moi qui sont les plus vulnérables devant ces crises, ce sont ceux qui ont les revenus les plus bas, qui vivent dans les zones les plus à risque. Plus largement, ce sont des enjeux de sécurité humaine. Pour un réchauffement de l’ordre de 2 °C, nous avons déjà des aspects préoccupants en termes de sécurité en eau et de sécurité alimentaire. Après, il y a également des enjeux importants même pour la croissance de l’activité économique mondiale, d’abord dans les pays tropicaux et puis, à plus grande échelle, selon l’ampleur et la vitesse de ce réchauffement. Pour terminer, je le dis encore une fois : la stabilité de nos sociétés, c’est aussi la stabilité des écosystèmes. Pour donner un ordre de grandeur, entre un réchauffement de 1,5 °C et de 2 °C, nous doublons le risque de perte d’habitats pour les insectes, les animaux et les plantes sur les continents. De même, dans l’océan, le changement climatique entraîne un certain nombre de conséquences en chaîne : des vagues de chaleur marine plus fréquentes, qui détruisent et font blanchir les récifs de coraux tropicaux, une perte d’oxygène dans les eaux de mer de surface, une acidification de l’océan qui stocke une partie des émissions de CO2. Cela exerce une pression déjà visible sur les écosystèmes marins dont nous dépendons aussi pour notre alimentation. Il y a également des choses que nous connaissons très mal, sur les virus dans l’océan. Nous savons en revanche que certaines de ces conditions peuvent conduire à des « blooms » [une efflorescence, c'est-à-dire une augmentation rapide de la concentration d'algues dans l'eau comme les marées vertes en Bretagne] d’algues toxiques. Il y a donc aussi des enjeux en matière de santé humaine importants à prendre en compte.
Passons à l’après-coronavirus. La première question que je voulais vous poser sur cette période sur laquelle tout le monde débat en ce moment, est de savoir si vous faites partie des gens qui pensent que cette épidémie va marquer une rupture, que le »jour d’après ne ressemblera pas au jour d’avant » comme l’a dit le président de la République ? En fait, je ne sais pas. Parce que quand nous regardons ce que les historiens nous apprennent des grandes pandémies passées, il y a souvent eu, après des situations de privation et de crise, une aspiration à revenir à ce qui était avant, l’envie d’une forme d’insouciance, d’indifférence. Je ne peux pas répondre à cette question, je pense que cela va dépendre de la réflexion collective qui va sortir de la situation actuelle. Moi j’espère vraiment que cette phase de confinement pour ceux qui ne sont pas en première ligne aujourd’hui – les soignants, ceux qui assurent la logistique, qui travaillent pour permettre l’approvisionnement de tous –, qui ont un peu plus de temps pour sortir du rythme trépidant de la vie habituelle, que ceux-là vont s’interroger sur le type de société qu’ils souhaiteraient. C’est vraiment, comme je redisais tout à l’heure, pour moi la volonté citoyenne qui va être fondamentale dans ce qui va se produire par la suite. Pour rebondir sur la question que vous m’avez posée, je voudrais mentionner que la Convention citoyenne pour le climat [150 citoyens tirés au sort pour proposer des solutions contre le réchauffement climatique] a exprimé un certain nombre d’aspirations pour la sortie de crise, par rapport à la réflexion menée sur la façon de concilier justice sociale et baisse d’émissions de gaz à effet de serre, avec leur bon sens et la diversité des perspectives qu’ils apportent, de différentes régions de France.
Une importante crise économique se profile. Est-ce que vous n’avez pas peur que l’environnement passe au second plan ? Nous voyons déjà le gouvernement tchèque, qui demande le retrait du Green New Deal, ce programme d’investissement européen, Donald Trump qui assouplit les règles encadrant les émissions des voitures, le PDG d’Air France qui demande une pause fiscale, l’agence environnementale américaine qui suspend ses contrôles et donne finalement une sorte de « permis de polluer » dans cette période… Vous avez raison. Nous allons vers une situation de très grande tension avec des secteurs d’activité qui sont importants pour l’emploi, qui peuvent être parfois stratégiques, qui vont tout faire pour échapper à la moindre contrainte fiscale ou environnementale. Ils ont déjà exercé des pressions extrêmement fortes. Je précise par exemple que le secteur aérien est celui qui bénéficie le plus de niches fiscales ou d’exemptions fiscales par rapport à tous les autres secteurs d’activité. Cela a été montré en France comme dans tous les pays du monde. Le kérosène par exemple n’est pas taxé. Nous avons des tensions croissantes entre ces secteurs d’activité qui se sentent un peu le dos au mur quand ils ne peuvent pas présenter de solutions viables à court terme et puis ceux qui aspirent à autre chose. Utiliser des investissements publics va préempter nos capacités d’action à tous dans les années à venir, puisque les investissements qui vont être mis sur la table sont une dette supplémentaire pour tous. Je pense que nous allons rentrer dans une phase de tension extrêmement forte. Cela va demander une vigilance de tous et beaucoup de courage politique pour ne pas utiliser les vieilles ficelles du XXe siècle pour relancer l’activité par les grands chantiers d’autoroutes ou le reste, mais pour avoir vraiment une vision stratégique. C’est-à-dire construire une forme de développement qui permettra d’être moins dépendant, pour certains secteurs stratégiques, des importations et qui permettra de créer des emplois qui ont un sens, non délocalisables, avec vraiment une vision en particulier qui se projette sur les jeunes générations. Je mets l’accent sur les jeunes générations d’aujourd’hui pour la raison suivante. Il est montré clairement que, dans cette crise sanitaire, les plus jeunes sont touchés de manière, en moyenne, moins violente. Ils peuvent être propagateurs de virus quasiment sans symptômes et nous leur demandons aujourd’hui des efforts disproportionnés. Nous avons la quasi-totalité de la jeunesse mondiale qui ne va plus en classe. Les universités sont fermées, même en Chine, elles continuent à être fermées. Cette jeunesse-là, il faut lui permettre de se projeter dans la suite. Il faut donner des conditions qui lui permettent d’accéder à l’emploi avec le moins possible de précarité – elle y est déjà très confrontée. Pour moi, ce qui est essentiel, c’est d’avoir cette solidarité entre générations. Aujourd’hui, nous nous distancions socialement, nous nous confinons pour préserver les plus fragiles, les anciens et les soignants, ce qui est essentiel. Mais par la suite, je pense qu’il y a un effort qui doit être attendu de tous pour agir autrement de sorte à réduire la pression sur les écosystèmes, la biodiversité, lui permettre de récupérer et réduire les émissions de gaz à effet de serre pour que l’évolution du climat ne s’accélère pas pour les jeunes générations d’aujourd’hui. Il faut leur permettre de disposer d’une bonne santé planétaire, condition nécessaire pour avoir une santé humaine correcte.
Vous évoquiez à l’instant les plans de relance pour sortir de la crise. Vous l’avez déjà un peu esquissé, mais je voulais revenir dessus. Selon vous, sur quels secteurs et quels types d’activités faudrait-il mettre ou non l’accent pour que ces plans soient compatibles avec la lutte contre le changement climatique ? Je ne suis pas forcément la personne la plus compétente pour apporter ces éléments : je ne suis pas du tout spécialiste ni de l’économie, ni de plan de relance et de sortie de crise. Mais il me semble que les solutions gagnant-gagnant mériteraient d’être vraiment pensées. Il y a des enjeux de réindustrialisation avec le respect des normes environnementales européennes. Dans le cas de la France, la moitié de l’empreinte carbone d’un Français, de l’ordre de 11 tonnes tout gaz à effet de serre équivalent en dioxyde de carbone par an et par personne, environ la moitié est due à nos importations, en particulier nos importations d’Asie ou d’Europe de l’Est de produits faits à partir du charbon. Je pense qu’il y a un vrai enjeu de réindustrialisation avec notre mix énergétique et son évolution, pour aller vers un mix énergétique toujours très bas carbone [Le mix électrique français comporte 72,3% de nucléaire et à 12% d’hydraulique, des énergies peu émettrices de gaz à effet de serre]. Après, il y a un enjeu sur tout ce qui porte sur l’efficacité énergétique, en particulier, ce qu’on peine à réaliser, un plan Marshall d’isolation des logements. Ce plan permettrait à terme de faire des économies de chauffage, de donner un peu de flexibilité pour des personnes qui ont des revenus modestes et de créer des emplois pour tout le secteur de l’artisanat, très fortement touché aujourd’hui. Je pense aussi à une réflexion de fond sur l’ensemble « alimentation et santé ». Nous voyons que le modèle d’alimentation tel qu’il a été construit au cours des dernières décennies n’est pas sain. Nous voyons une augmentation de la prévalence du surpoids et de l’obésité, alors que nous pourrions avoir une politique publique beaucoup plus volontariste pour promouvoir davantage d’exercices physiques et une alimentation saine, avec la transformation des filières agricoles concernées. Une alimentation saine, cela veut dire des céréales complètes, fruits et légumes de saison, de préférence locaux, parce qu’ils ont plus de nutriments. Cela veut dire moins de protéines animales, plus de protéines végétales. Cela veut dire favoriser la production agricole dans les systèmes bas carbone et résilients, qui ont l’empreinte la plus faible sur l’environnement. Cela demande de réfléchir sur la politique agricole commune qui sera mise en place et qui joue un rôle déterminant via les subventions apportées et qui peuvent aider à avoir ces modèles agricoles porteurs de solution. Beaucoup d’agriculteurs sont très demandeurs d’avoir cette possibilité d’être aidé pour transformer leurs pratiques et pour apporter ces solutions, dans un contexte où, au cours des prochains mois, dans le monde, nous allons faire face à des risques d’insécurité alimentaire extrêmement importants.
Nous venons de parler de politiques publiques, déterminantes dans la lutte contre le réchauffement climatique. Mais je voulais aussi vous entendre sur ce que nous pouvons faire à l’échelle individuelle pour lutter contre le réchauffement du climat. J’ai lu que vous faisiez le bilan carbone de votre famille. Est-ce que vous pouvez nous expliquer cela et nous donner quelques pistes ? Je calcule mon empreinte carbone depuis que cela existe. Cela doit faire une vingtaine d’années à peu près, je crois que cela a été au départ construit par Jean-Marc Jancovici avec l’Ademe, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Depuis, cet outil a été supprimé des ressources mises à disposition par l’Etat français, j’utilise la même version de cet outil disponible par une ONG [le calculateur MicMac, disponible à cette adresse]. C’est un fichier Excel, où nous rentrons les kilowattheures pour notre chauffage correspondant à différentes sources d’énergie, gaz, électricité ou fioul. Nous rentrons également une estimation de notre profil d’alimentation, le nombre de kilomètres que nous faisons avec quel type de véhicules, pour les vacances pour ceux qui partent en avion. Nous donnons également une estimation grossière du reste de la consommation, textile ou autres… Cela permet d’estimer quelles sont les émissions de gaz à effet de serre qui relèvent directement de nos choix. Une partie relève d’autres choix : les bâtiments publics, ceux qui sont associés à une activité professionnelle… J’ai essayé d’agir à mon échelle, pour réduire l’empreinte environnementale. Cela donne lieu à des discussions parfois vives dans la famille, c’est normal, nous n’avons pas tous les mêmes aspirations, les mêmes choix. Nous avons juste isolé le toit de notre petite maison mitoyenne pour limiter les dépenses énergétiques, nous avons aussi changé les fenêtres, les portes pour faire en sorte de limiter notre consommation d’énergie. Récemment, nous avons changé notre ballon d’eau chaude pour un système thermodynamique très performant. Je regardais l’évolution de la consommation d’électricité, cela n’a pas beaucoup à faire sur nos émissions de GES à cause du mix électrique français, mais sur la consommation d’électricité, c’est intéressant. Nous avons changé notre alimentation et puis, pour aller travailler, nous prenons régulièrement un vélo électrique, mon mari et moi. Nous avons 12 km aller et 12 km retour, avec un bon dénivelé de 150 m, sans moteur électrique sur un vélo, ce n’était pas possible. Avec un moteur électrique, c’est un vrai plaisir, une demi-heure régulièrement sans embouteillage. Pour moi, c’est même un moment de détente entre le moment où je vais travailler et le moment où je reviens. C’est une des choses qui me manque le plus en étant confinée chez moi.
Qu’est-ce que vous conseilleriez à quelqu’un qui voudrait commencer à changer son mode de vie pour le rendre plus compatible avec le changement climatique ? Par quoi devrait-il commencer ? Ce qui compte le plus, c’est le chauffage de son logement et puis le transport. Ce sont les deux premiers facteurs. Après, c’est aussi ce que nous mettons dans notre assiette. Pour ne pas être au pifomètre, les outils de bilan carbone [d’autres calculateurs sont disponibles ici et là] ou les outils qui permettent de voir les émissions de gaz à effet de serre cachées derrière les différents types d’alimentation sont vraiment utiles. Et puis, à côté de ça, tout ce qui porte sur la réduction des déchets est aussi pertinent. Essayez d’avoir des façons de consommer qui permettent de réduire tout ce que nous jetons quasiment sans s’en être servi, c’est aussi important.
Nous avons parlé des personnes volontaires pour changer de mode de vie. Mais il y a un principe de réalité : la crise que nous vivons est très difficile pour beaucoup de gens. Cette situation ne facilite pas le changement de comportement. Ne craignez-vous pas qu’il y ait une envie de revenir aux habitudes d’avant ou une impossibilité de modifier son mode de vie avec cette crise qui nous percute de plein fouet ? C’est pour cela qu’à mon sens, il est vraiment important que dans la réflexion sur un plan de relance, il y ait des choses qui s’adressent à l’échelle des citoyens, des particuliers, et qui permettent de favoriser des actions qui soient à multiples bénéfices. C’est pour cela que je parlais de l’isolation des logements, une dépense contrainte importante. Il y a aussi la question de favoriser l’achat de première main ou de deuxième main de véhicules plus légers, moins consommateurs. C’est aussi quelque chose qui est vraiment important. Pour moi, en fait, ce qui manque le plus, c’est l’information au consommateur. Beaucoup de gens que je connais sont un peu dans le flou parce que personne ne leur fournit une information claire, transparente, qui leur permet de faire des choix. Beaucoup de gens ont envie d’agir mais ne savent pas nécessairement dans quelle direction commencer, donc un effort de communication simplement, de transparence, sur l’impact environnemental des différents produits serait très utile.
Vous faites partie des scientifiques qui s’expriment sur les réseaux sociaux [Valérie Masson-Delmotte est très active sur Twitter] et vous êtes présente dans le débat public. Selon vous, quel rôle doivent jouer les scientifiques dans l’après-coronavirus ? C’est une question à poser à des scientifiques d’horizons différents. Du point de vue de la partie stratégie d’action par rapport au changement climatique, il est évident que beaucoup de personnes que je connais de ces communautés scientifiques – pas simplement les sciences du climat même, mais aussi toutes les sciences du changement climatique, de l’adaptation et l’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre reposent sur des éléments techniques, socioéconomiques et scientifiques – voudraient mettre à disposition leurs connaissances, leurs compétences, de sorte à ce qu’elles puissent être entendues pour éclairer des plans d’actions pensés dans l’ensemble des dimensions importantes. Le cadre d’analyse pertinent est celui des objectifs du développement durable, définis en août 2015 par l’ensemble des pays du monde, comme une aspiration, un plan d’action avec des outils méthodologiques. Il faut simplement utiliser cette trame pour réfléchir à des solutions gagnant-gagnant dans plusieurs dimensions. Pour le court terme et le long terme, il y a des grilles d’analyses très pertinentes. Je sais que les Académies des sciences, de médecine, d’agriculture et de technologie se sont lancées dans une réflexion sur ce qu’il est possible de mettre sur la table comme réflexion collégiale dans ce contexte de sortie de crise. Je pense qu’il y a vraiment besoin de décloisonner. Nous avons besoin d’avoir plus de formation sur ce qu’est la démarche scientifique, la situation actuelle nous le montre. Le principe de la relecture critique par les pairs, le principe de la transparence, de la vérification sont fondamentaux pour la démarche scientifique. C’est quelque chose auquel je suis particulièrement attaché. Je pense qu’il y a un besoin par exemple de renforcement de l’éducation sur les questions de santé, de SVT. Cela a été un peu le parent pauvre dans la réforme du lycée. Par exemple, même pour les formations scientifiques, il est aujourd’hui demandé aux lycéens de terminale S de choisir deux parmi les trois spécialités que sont les mathématiques, la physique et la SVT. C’est vraiment dommage. Précédemment, nous avions une culture plus large offerte dans les différents domaines scientifiques. Je pense aussi, et beaucoup de mes collègues le font, qu’être disponibles sur les réseaux sociaux, pouvoir répondre aux questions, pouvoir régulièrement apporter notre esprit critique sur la dissémination de fausses informations, est aussi quelque chose d’utile. Tout ce qui permet de tisser des liens plus largement entre la science et la société est vraiment à renforcer. C’est quelque chose qui est gagnant-gagnant aussi. Quand moi je participe à des rencontres et des échanges, les gens me posent souvent des questions tout à fait pertinentes, qui m’amènent à réfléchir à ma propre recherche, à me former. C’est quelque chose qui donne de la profondeur à la recherche quand nous sommes à l’écoute de la société. C’est vrai même quand il s’agit de sujets de recherche complètement fondamentale, pas forcément directement en appui avec la prise de décision.
Vous parliez de la jeunesse tout à l’heure. Vous êtes attachée au militantisme des jeunes pour le climat. Pour vos voeux pour l’année 2020, vous aviez écrit une lettre ouverte « pour une jeune personne de 16 ans ». Quel rôle doivent-ils jouer dans cette réflexion sur l’après-crise ? J’aimerais qu’on entende davantage cette jeunesse d’aujourd’hui. Quand on est jeune, les choses qui sont parmi les plus essentielles sont les amitiés, les camarades de classe, de formation, les amis qu’on va avoir. Le confinement est très difficile pour les plus âgés, il y a une solitude terrible, mais il est aussi très difficile pour les plus jeunes, enfants, adolescents. J’aimerais davantage que les médias les donnent à entendre. Par rapport à la jeunesse, c’est ce que j’ai en tête quand je supervise les rapports du Giec. Nous faisons le point sur l’état des connaissances, là où nous en sommes aujourd’hui, comment nous en sommes arrivés là, les évolutions possibles à horizon 2030, 2050, 2100. J’ai toujours en tête le fait que quelqu’un qui a 15 ans aujourd’hui, sa vie entière va se dérouler dans ce contexte de réchauffement climatique. J’ai toujours en tête cette volonté d’être utile par rapport à la jeunesse d’aujourd’hui. Il y a eu aux cours de ces dernières années un mouvement de jeunesse profond par rapport à la question du changement climatique. J’ai été très frappé en France de voir à quel point beaucoup de jeunes, dans des formations professionnelles ou des écoles d’ingénieurs, ont fait une démarche personnelle, volontaire pour se former sur les éléments scientifiques. J’ai été interrogée sur des questions très techniques, très précises sur ces rapports du Giec que beaucoup de décideurs n’ont pas lu et que pourtant certains étudiants ont pris le temps de lire de manière approfondie. Cette jeunesse-là a vraiment envie d’être porteuse de solutions. Il y a une forme d’impatience par rapport à l’inaction passée vis-à-vis des enjeux biodiversité et climat. Il y a une volonté de cohérence, d’être porteur de solutions, de se former et de rapidement pouvoir être en position d’être utile à la société, en innovant. Quand je parle d’innovation, ce n’est pas forcément la technologie, c’est l’innovation sociale, ou une forme d’innovation que j’appelle frugale, bon marché, accessible à tous partout dans le monde, y compris pour ceux qui ont des revenus faibles. Voilà, j’ai toujours en tête, vraiment, la manière dont on prépare les choses pour ces jeunes générations d’aujourd’hui.
En ce moment, dans les milieux environnementaux, il y a des personnes optimistes sur la sortie de cette crise, d’autres très pessimistes. Est-ce que vous êtes optimistes pour l’avenir ? Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste. J’essaye d’être lucide et responsable. Je pense que le plus gros du travail reste à faire et que pour cela, il y a besoin d’une mobilisation très large.
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