Une démocratie non participative ! (Hervé Le Bras )
Hervé le Bras, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques, évoque la crise démocratique profonde du pays dans un article du Monde
« A première vue, le contraste est devenu saisissant en France entre les grandes villes et les zones rurales. La fortune des termes « métropole » et « périphérie » le souligne. Certes, les grandes villes, surtout les plus anciennes et les plus puissantes, disposent de toute la gamme des services. Elles jouissent d’un revenu médian plus élevé que la moyenne nationale, elles possèdent une proportion plus importante de cadres, de professions libérales et de diplômés de l’université ou des grandes écoles. Elles abritent aussi une population plus jeune en raison de l’afflux des étudiants.
Il serait faux d’en déduire que tout va mal dès que l’on quitte les métropoles. Les petites villes et les villages ont leurs avantages. Le chômage y est nettement inférieur à celui des grandes agglomérations, le niveau de pauvreté y est plus faible et, en conséquence, les inégalités y sont réduites. Les familles monoparentales et les personnes isolées y sont plus rares.
D’où provient alors le malaise qui règne hors des grandes agglomérations ? C’est paradoxalement la conséquence d’une dynamique positive. En 1968, 94 % des agriculteurs, qui étaient encore majoritaires dans les petites communes, n’avaient pas continué leurs études au-delà du brevet. Aujourd’hui, 75 % sont titulaires au moins d’un CAP, et très souvent d’un bac. Les ouvriers, qui sont maintenant plus fréquents à la campagne que dans les villes et leurs banlieues, ont aussi un bagage éducatif beaucoup plus important qu’il y a cinquante ans, même si le changement est moins spectaculaire que chez les agriculteurs. Tous estiment avoir le droit de connaître les déterminants exacts des mesures décidées par le gouvernement et d’en discuter l’application là où ils résident, puisqu’ils sont éduqués.
La composition sociale a aussi beaucoup changé en milieu rural et dans les petites villes. En 1968, les cadres et professions libérales, qui ne constituaient que 1 % de la population active dans les communes de moins de 1 000 habitants en représentent maintenant 9 %. Dans les communes de 1 000 à 10 000 habitants, leur pourcentage est passé de 3 à 12 %. En conséquence, inattendue, de ces changements, depuis l’année 2000, les revenus disponibles ont augmenté plus vite à la campagne que dans les grands pôles urbains et leurs couronnes.
Tous ces éléments, combinés à une élévation générale du niveau de vie, ont entraîné une plus grande dépendance des services. Depuis le moindre village, il faut pouvoir se rendre chez un médecin spécialiste, à un guichet bancaire, envoyer des colis par la poste, acquérir des objets techniques, les faire réparer. Autrement dit, il faut faciliter la mobilité vers les services situés dans les villes voisines.
Or, depuis leur arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron et la République en marche se sont ingéniés à couper les ponts avec les zones rurales. Ils se sont d’abord attaqués à la mobilité : limitation de vitesse à 80 kilomètres par heure, renforcement du contrôle technique, haro mis sur le diesel, et finalement taxe écologique, qu’on promettait à répétition. La réponse à cette politique systématique a été l’embrasement des « gilets jaunes ». Après la mobilité, c’est l’écoute qui a été attaquée. Le mot « débat » a fait florès, mais il ne s’agissait pas de véritables débats, plutôt de suppliques adressées au prince, qui en tirait avantage pour étaler son érudition. Débattre, c’est échanger sur un pied d’égalité. Dans ces débats, dont celui qui a eu lieu à l’Elysée avec des intellectuels est un bon exemple, l’affaire s’est bornée pour chacun à poser une et une seule question et à obtenir une et une seule réponse présidentielle, en général non suivie d’effet.Le manque d’écoute s’est étendu aux corps intermédiaires, d’abord les politiques, puis les syndicats, enfin les organes centraux de l’Etat. Parmi ceux-là, le Conseil d’Etat vient d’en faire les frais avec son avis sur les retraites, superbement ignoré par le pouvoir, et bientôt la Cour des comptes, dont on doute que ses recommandations soient suivies d’effet. Et pour finir, c’est à l’Assemblée nationale qu’on demande de la boucler à coup de 49.3.
Dans ces conditions, il ne faut pas parler de crise des territoires, mais de crise des rapports entre le pouvoir central et l’ensemble de la société. Certains territoires sont en crise, qu’ils soient ruraux ou urbains, et certains sont relativement florissants. Guérande compte 17 000 habitants et Abbeville 22 000. Toutes deux sont au voisinage de la mer et assez loin d’une métropole. A Guérande, 10 % des personnes ont un revenu inférieur à 10 900 euros ; à Abbeville, ces 10 % sont au-dessous de 1 800 euros par an, six fois moins (d’après Filosofi, la base de données communale sur les revenus, pour 2016, dernière année disponible). Il est douteux que les mêmes recettes soient applicables à ces deux villes. Mais un pouvoir aveuglé par des généralités du genre « périphérie » ou « abaissement des charges sociales » ou « baisse des impôts » n’a cure de ces inégalités. Que signifie une baisse des impôts pour les 10 % d’Abbevillois qui gagnent moins de 1 800 euros par an ?Evoquer la démocratie participative relève de l’utopie. D’ailleurs, par définition, toute démocratie est participative. Nous sommes entrés, non dans une démocratie illibérale, pour employer le terme popularisé par Viktor Orban, mais dans un oxymore, la démocratie non participative. »
Hervé Le Bras est chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED) et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Cette tribune a été réalisée à l’occasion du colloque « La France et ses territoires », organisé le 6 mars à Paris par le Cercle des économistes, en partenariat avec Le Monde.
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