Pour une écologie de la joie (Jacques Tassin)
Dans une interwiew dans le Monde, le chercheur Jacques Tassin défend la nécessité dune ecologie joyeuse. .
Chercheur en écologie végétale au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), auteur de plusieurs essais, dont A quoi pensent les plantes ? (Odile Jacob, 2016), Jacques Tassin vient de publier Pour une écologie du sensible.
La raison, écrivez-vous, « est allée trop loin, trop seule » et, en s’isolant du sensible, a fait de nous « des étrangers sur notre Terre ». A quand remonte cette rupture ?
Le processus trouve son aboutissement chez Descartes, qui écrit, dans ses Méditations métaphysiques (1641) : « J’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue », et ajoute : « J’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point. » Cela remonte loin, on peut aller jusqu’à Démocrite ou Platon, dont on retrouve la conception géométrique du monde, au début de l’ère moderne, chez Galilée, mais Descartes est le point d’aboutissement de cette histoire. Le fil du sensible s’effilochait déjà. Il a fini par se rompre.
Vous parlez d’un malentendu sur la nature même de la raison…
Oui, parce que, en réalité, comme le philosophe Maurice Merleau-Ponty [1908-1961] l’a démontré, la raison commence par le sensible. Elle se manifeste en aval de ce que nos sens nous permettent d’en percevoir. La raison vient ensuite, en relais, ou en surplomb. Je ne dis d’ailleurs pas qu’il faudrait y renoncer. Surtout pas. La raison est une force. Nous sommes naturellement de pauvres singes plutôt démunis et, sans elle, nous aurions du mal à nous débrouiller. Mais le sensible est une disposition à aller de l’avant, vers ce qui n’est pas soi, en établissant une continuité avec l’ensemble du vivant : s’en couper nous éloigne du monde. Je cite le livre de Bruno Latour, Où atterrir ? [La Découverte, 2017]. Nous nous sommes mis en position satellitaire, loin de la Terre, loin des réalités, qui sont d’abord sensibles. Certes, l’humanité pilote bien la matière, si je puis dire. La raison est efficace. Mais on en reste là, loin de la vie, et il est urgent d’atterrir.
Vous critiquez les approches qui dominent aujourd’hui l’écologie, aussi bien scientifiques que politiques. En quoi vous paraissent-elles insuffisantes ?
Elles demeurent dans une appréhension conceptuelle, quantifiée, du vivant, une sorte d’approche comptable. C’est ce que j’observe dans l’usage du terme paradoxal de « biodiversité » : comment un mot suffirait-il à contenir toute la diversité du vivant ? Il ne faut pas s’étonner que cette « biodiversité » disparaisse sous nos yeux, si nous remplaçons ce qui est devant nous par un concept. Quand j’ai eu la chance de faire partie de l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques, je me suis aperçu que les scientifiques procédaient de leur manière coutumière : ils allaient dans le sens du recueil de données, de la numérisation, de la quantification. C’est un niveau très faible d’appréhension du vivant.
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