Supprimer l’ENA ?
Aurélien Colson, Professeur de science politique et directeur de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation, ESSEC , s’interroge sur la réforme de l’ENA dans la Tribune;
« Ce mardi 18 février 2020, Frédéric Thiriez a remis son rapport sur la réforme de la haute fonction publique. Le dossier, composé d’une soixantaine de pages pour 40 propositions, compte répondre aux trois priorités affichées par l’exécutif : décloisonner la haute fonction publique, diversifier son recrutement et dynamiser ses carrières.
Les auteurs proposent ainsi une refonte totale de l’institution sous sa forme actuelle. L’École nationale d’administration deviendrait alors l’École d’administration publique (EAP) et se verrait obtenir un statut d’établissement d’enseignement supérieur, placé sous l’ombrelle de l’université Paris Sciences et Lettres. Concours profondément remanié, socle commun de six mois suivi de quatre mois sur le terrain, classement de sortie supprimé, Frédéric Thiriez propose un véritable catalogue de mesures sur lesquelles l’exécutif devrait vite se pencher.
L’annonce faites par le président de la République de supprimer l’École nationale d’administration (ENA), et qui se voulait une réponse au mouvement des « gilets jaunes », avait suscité des débats houleux, entre détracteurs de l’école et partisans d’une réforme beaucoup moins radicale.
Car ce n’est pas rien d’en finir avec le dispositif instauré par l’ordonnance du 9 octobre 1945 du Gouvernement provisoire de la République française, alors présidé par le Général de Gaulle.
Son objectif était triple : sélectionner les futurs hauts fonctionnaires, les former à leurs responsabilités à venir, les affecter à leur premier poste via le classement.
Les observations qui suivent naissent d’une expérience directe de l’ENA sur deux décennies. J’y ai enseigné chaque année depuis 1998, devenant en 2002 le coordinateur du séminaire de « négociation dans l’administration publique » pour toute la promotion. Des promotions « Cyrano de Bergerac » à « Molière » en passant par « Senghor », qu’ai-je appris au cours des 20 années écoulées sur cette école, qui puisse contribuer à la réflexion sur sa suppression et le dispositif qui lui succédera ? Reprenons les trois fonctions de l’ENA – sélectionner, former, affecter – pour mieux souligner combien le problème se trouve, en fait, ailleurs.
Le recrutement, tout d’abord. Il ne serait pas suffisamment démocratique. L’impression de celles et ceux qui enseignent à l’ENA est assez différente : le concours interne (ouvert aux fonctionnaires ayant déjà quatre années de services) et le troisième concours (ouvert à tous ceux témoignant de huit années d’expérience dans le secteur privé ou associatif) ajoutent beaucoup de diversité aux « bêtes à concours » provenant majoritairement de Sciences Po Paris et qui, certes, dominent le concours externe.
Chaque année, j’ai rencontré dans le groupe d’élèves dont j’avais la charge des personnalités attachantes, issues de régions et de milieux diversifiés – même un ancien intermittent du spectacle – aux antipodes de la caricature du Parisien fils d’archevêque à particule.
En outre, les promotions sont internationales, accueillant un quart d’élèves étrangers. Pour avoir à de multiples reprises retrouvé ultérieurement ces élèves lors de missions à l’étranger, je mesure le rayonnement de cette école de par le monde, grâce à ses 3 500 anciens élèves étrangers.
En dépit de ces impressions subjectives, que disent les chiffres ? Ils démontrent un décalage entre le profil sociologique d’une promotion d’énarques et celui de la population française. Au sein de la promotion actuelle à l’ENA, « seuls 19 % des élèves ont un parent ouvrier, commerçant, employé, agriculteur, artisan ou chômeur » écrivait l’actuel directeur de l’ENA dans une tribune publiée par Le Figaro. La proportion s’inverse dans l’ensemble de la population française, où les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent un peu moins de 20 %.
Mais un tel décalage se retrouve dans toutes les grandes écoles françaises et dans toutes les filières sélectives de l’Université ! La ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, l’a souligné lors de son discours du 4 juin 2019 devant la Conférence des grandes écoles. Pourquoi reprocher aux concours d’entrée à l’ENA un manque de démocratisation qui est d’abord dû aux défauts du dispositif français d’éducation nationale et d’enseignement supérieur ?
Le manque de démocratisation du mode de recrutement à l’ENA n’est donc qu’un symptôme parmi tant d’autres, relevés par les enquêtes de l’OCDE qui démontrent que notre système est un de ceux qui réduisent le moins les inégalités de départ.
Ainsi, l’excellente mesure de dédoublement des classes de CP et de CE1 en ZEP, décidée par Jean‑Michel Blanquer, aura à terme un effet plus concret pour la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Idem pour les dispositifs d’éducation populaire du type « Une grande école, pourquoi pas moi ? », lancés par l’ESSEC en 2002.
Sans chercher dans cette brève contribution à cerner ce qui est nécessaire au futur haut fonctionnaire, et qui devrait constituer le cœur de sa formation, je n’évoquerai ici que de ce que les directeurs successifs de l’ENA m’ont demandé d’y coordonner, à savoir le séminaire de négociation dans l’administration publique.
En trois jours, que tâche-t-on d’apprendre au futur haut fonctionnaire ? À défendre les intérêts qui lui sont confiés par le décideur politique, et dont on espère qu’ils correspondent à l’intérêt général. À générer du consensus, chaque fois que c’est possible. À assumer dignement le dissensus, chaque fois que c’est nécessaire.
Et, pour y parvenir : à privilégier la logique de coopération et de partenariat sur celle de compétition et d’affrontement ; à valoriser la préparation en équipe plutôt que l’improvisation solitaire ; à préférer la sincérité de l’écoute aux artifices de la rhétorique ; à éviter, plus que tout, l’excès de confiance en soi – mais que peuvent ces trois jours dans tout un système ?
Le séminaire est très apprécié des promotions successives – il aurait sinon disparu depuis. Fondé sur des mises en situation inspirées de cas réels, ce séminaire a depuis 2007 été retenu pour inaugurer la scolarité de chaque promotion. Depuis 2014, une partie de la promotion choisit de le suivre en anglais – car, oui, en ce XXIe siècle, le haut fonctionnaire français est amené à négocier en anglais au cours de sa carrière.
Venons-en enfin au classement, qui détermine l’affectation au premier poste de la carrière. Pourquoi est-il tant décrié ?
Interrogé, en mars 2003, par la commission sur la réforme de l’ENA présidée par Yves-Thibault de Silguy, j’avais indiqué, paraphrasant Churchill, que « le classement est le pire des systèmes… à l’exclusion de tous les autres ».
Il a ses défauts, certes, dont la focalisation excessive des élèves sur leur notation. J’avais d’ailleurs obtenu, en 2005, que le séminaire de négociation ne soit plus noté, afin que les élèves se concentrent sur l’apprentissage d’un bagage utile sur le long terme, et non sur la perspective utilitariste d’une évaluation. Cette focalisation sur les notes incite aussi à un comportement individualiste, là où le responsable doit apprendre à coopérer pour travailler en équipe.
Mais ces défauts ne l’emportent pas sur la profonde légitimité du classement pour affecter aux meilleurs postes. Ainsi, avant-guerre, les systèmes d’entregent et d’héritage familial entachèrent trop souvent les processus de cooptation dans les corps les plus prestigieux, y compris au quai d’Orsay. Marc Bloch en donna une puissante description dans L’Etrange défaite (1946).
La seule critique valable du classement est que sa tête, curieusement appelée « la botte », permet l’accès direct aux grands corps de l’État, les plus prestigieux et puissants : Conseil d’État, Inspection des Finances, Cour des comptes.
Ainsi, le fait de réussir brillamment deux stages et quelques notes sur dossier dans sa prime jeunesse trace d’emblée, pour toute la vie professionnelle qui s’ensuit, une trajectoire de carrière exagérément plus favorable que celle de l’administrateur civil « de base ». Ce n’est pas sain durant la scolarité. Ce n’est pas mobilisateur après celle-ci.
L’ENA devrait déboucher sur trois corps : administrateurs civils, magistrats des chambres régionales des comptes, magistrats des tribunaux administratifs. Ce n’est qu’après une première partie de carrière, au vu des mérites concrètement illustrés durant celle-ci, que les énarques pourraient candidater à une haute juridiction (Conseil d’État et Cour des comptes) ou un corps d’inspection (finances, inspection générale de l’administration, inspection générale des affaires sociales). Cette procédure de sélection gagnerait à s’inspirer de ce qui existe déjà ailleurs dans l’État : l’École de Guerre, qui repère chaque année les meilleurs officiers destinés aux plus hauts grades.
Mais le problème, au fond, est ailleurs. Ou, pour être précis, après l’ENA. Il est dans ce mal français que résumait Edgar Pisani d’une formule aussi acérée que juste : « L’État, c’est le mépris ».
Le résistant, devenu le plus jeune préfet de France après-guerre, ministre des gouvernements de Charles de Gaulle puis de François Mitterrand, l’a constaté sa vie durant : « il y a quelque chose d’Ancien régime dans notre État républicain centralisé », une disposition d’esprit faite de mépris.
L’État n’écoute pas assez les corps intermédiaires, dont il se méfie depuis la loi Le Chapelier de 1791 interdisant les groupements professionnels. Les grands commis de l’État n’écoutent pas suffisamment leurs concitoyens, au point que ceux-ci les perçoivent comme volontiers méprisants. Une observation attentive m’a souvent amené à vérifier, sans pouvoir la démontrer, la règle suivante : le pouvoir d’un fonctionnaire français est inversement proportionnel à la probabilité qu’il a de croiser ses contemporains à un guichet, dans le métro, ou en faisant ses courses à l’hypermarché.
Ce mépris, on en trouve une bonne illustration dans le propos tenu par Marie-Françoise Bechtel, conseillère d’État et ancienne directrice de l’ENA de 2000 à 2002, dans Libération le 17 avril 2019, où elle déclarait :
« La localisation de [l'ENA] à Strasbourg pose problème. [...] il est discutable de former l’administration d’État dans une ville lointaine et enclavée. »
Strasbourg se situe à 1 h 46 de TGV de Paris, avec une liaison chaque heure ou presque. À ce compte-là, toute la France au sud de Lyon serait « enclavée » ! Toute la France à l’ouest de Limoges serait « lointaine » !
Faut-il rappeler à Mme Bechtel que les juges de notre pays sont formés à Bordeaux, à l’École nationale de la magistrature ? Que les cadres de la fonction publique hospitalière sont formés à Rennes, à l’EHESP (ex-ENSP) ? Que les cadres du ministère de l’Éducation nationale sont formés à Poitiers, à l’Institut des hautes études de l’éducation et de la formation ? Que même l’École polytechnique n’est plus à Paris intramuros ?
Ces formules à l’emporte-pièce (chacun en aura d’autres exemples à l’esprit) nourrissent cette impression, chez nos concitoyens, que « l’État, c’est le mépris ». Notre passion ancienne pour l’égalité se trouve d’ailleurs renforcée par la tendance démontrée à la fin du siècle dernier par Anthony Giddens et d’autres sociologues : dans nos sociétés démocratiques, la distance hiérarchique ou symbolique entre dirigeants et dirigés devient insupportable aux seconds.
S’il est un trait commun à tous les « gilets jaunes », par-delà les contradictions de leurs revendications hétéroclites, c’est celui-là.
Dans une société qui « s’horizontalise » au détriment des normes et des injonctions volontiers verticales, contraindre devient de moins en moins efficace, convaincre de plus en plus nécessaire. Il n’est donc pas sûr que supprimer l’ENA suffise à convaincre.
_________
Par Aurélien Colson, Professeur de science politique et directeur de l’Institut de recherche et d’enseignement sur la négociation, ESSEC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.