Le « numérique », quelles définitions et quelles conséquences ?

Le « numérique », quelles définitions et quelles conséquences ?

 

Marcello Vitali-Rosati, Professeur agrégé au département des littératures de langue française, Université de Montréal  s’interroge dans la tribune sur la définition générale du numérique et surtout sur ses usages. Une analyse intéressante mais qui est loin d’être exhaustive. «

 

« Nous  parlons de plus en plus de « numérique » en substantivant un adjectif qui – initialement – comporte une signification technique précise et qui devient désormais davantage un phénomène culturel qu’une notion liée à des outils technologiques particuliers. Cette universalisation du numérique nous permet de comprendre des changements qui affectent l’ensemble de notre société et notre façon de penser, comme l’a bien expliqué notamment Milad Doueihi par son concept de « culture numérique ».

Cet usage pose pourtant un problème majeur : nous avons de plus en plus tendance à penser « le numérique » comme un phénomène uniforme et homogène (sur ce sujet, il est intéressant de lire le débat entre Morozov et Johnson) alors que, de toute évidence, il ne l’est pas. « Le » numérique n’existe pas en tant que tel. Il existe de nombreuses pratiques, usages, outils et environnements différents, chacun fondé sur des principes particuliers, chacun promouvant des valeurs spécifiques et entraînant des conséquences caractéristiques.

Le fait de penser « le numérique » comme un tout nous amène souvent à exprimer des jugements de valeur qui font abstraction des caractéristiques propres à des outils ou pratiques distincts : inévitablement donc, le jugement se radicalise, s’uniformise, se généralise en perdant tout son sens et sa cohérence vis-à-vis du particulier. « Le numérique » devient ainsi tantôt synonyme d’émancipation et de liberté, tantôt synonyme de contrôle et d’assujettissement : en somme, le numérique est bien ou le numérique est mal. D’un côté les technoptimistes, de l’autre les technophobes.

Les modes changent : nous sommes passés d’un technoptimisme généralisé à une technophobie universelle. Dans les années 1990, le discours des optimistes semblait prévaloir : de la déclaration de l’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow aux discours d’émancipation transhumanistes, en passant pas les merveilles de la virtualisation.

Depuis quelques années, il semblerait que la mode ait changé : il faut être critique vis-à-vis du numérique. Les grands gourous du numérique sont les premiers à le blâmer : de Bill Gates à Tim Berners-Lee, en passant par Jimmy Wales… Le discours critique est aussi porté par les intellectuels - Morozov est devenu le porte-drapeau de ce mouvement, avec des arguments que je partage dans l’ensemble – ou des universitaires. Des critiques philosophiques approfondies ont été développées, consacrées à des phénomènes particuliers – je pense en premier lieu à la fine analyse que Gérard Wormser propose de Facebook.

Il me semble cependant nécessaire de différencier – et ainsi d’identifier – les aspects du « fait numérique » qui peuvent et doivent nous faire peur. Bien que j’ai toujours rejeté cette opposition entre optimistes et technophobes, je conserve néanmoins une préférence pour les optimistes – encore aujourd’hui alors que cette posture est passée de mode. J’ai tendance à être en accord avec les analyses de Pierre Lévy qui soulignent le fait toujours d’actualité que plusieurs idéaux utopistes, qui portaient le développement informatique dans les années 1990, sont encore présents et en vigueur. Cependant, dans les dernières années – probablement aussi du fait que je suis devenu le père de deux enfants -, je suis de plus en plus angoissé, non pas par « le numérique » en général, mais par la place dans nos vies à laquelle accède – notamment via certaines technologies numériques – un nombre très restreint de sociétés privées : celles qu’on a commencé à appeler les GAFAM pour se référer à Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, sachant que cet acronyme est devenu une métonymie pour inclure également les nouveaux acteurs comme Netflix, Airbnb, Uber, etc.

Cette influence ne dépend pas « du numérique », mais de certains usages spécifiques : plus précisément des usages de logiciels et de matériels propriétaires. Et, plus important, ces usages ne sont pas inévitables, mais on fait, hélas, trop peu – ou presque rien – pour les contrer, alors qu’il serait facile de mettre en place des mécanismes et dispositifs de protection de l’espace public.

Concrètement, le fléau dont nous sommes victimes est représenté par le fait que dans tous les domaines, de la vie privée à la vie publique en passant par l’activité professionnelle, nous sommes encouragés à utiliser des solutions propriétaires : MacOs, iOS, Windows, Word, Adobe, Facebook, WhatsApp, Skype, Gmail, Outlook… Ce problème n’émane pas, à mon sens, des entreprises – dont l’objectif principal est, évidemment, de vendre leurs produits -, mais du manque quasi total de sensibilité des institutions publiques et privées et de l’absence de littéracie numérique pour les usagers.

Quelques exemples :

  • nous utilisons des systèmes d’exploitation propriétaires – MacOS et Windows – alors que nous pourrions utiliser des systèmes d’exploitation libres ;
  • nous utilisons des dispositifs portables propriétaires sans nous soucier des conséquences ;
  • nous utilisons des applications mobiles alors que nous pourrions utiliser des services web ;
  • nous utilisons des logiciels propriétaires alors que nous pourrions utiliser des solutions libres ;
  • nous ne nous posons pas de questions sur les pilotes qui font fonctionner les dispositifs de nos ordinateurs alors que nous pourrions choisir les dispositifs en fonction de la transparence de leur conception.

Ce sont fondamentalement les revendications de la Free Software Foundation qui n’ont malheureusement que trop peu d’impact sur les pratiques.

Or deux considérations :

  • ces pratiques sont très dangereuses ;
  • il serait très facile de les changer.

Il me semble, en d’autres termes, que, le fait de penser « le numérique » comme quelque chose d’uniforme nous empêche de cerner le véritable problème et de chercher des solutions. Être génériquement technophobes est une posture qui n’amène à rien : cela revient à un nostalgique « o tempora o mores » qui plonge dans une inactivité abrupte. Des positions du type : « le numérique doit/ne doit pas être utilisé par les enfants » me semblent juste stupides. Elles réunissent des réalités hétérogènes qui n’ont aucun rapport entre elles : « le numérique » ? Quels outils ? Quelles plates-formes ? Quels environnements ? Quels dispositifs ? Identifier des problèmes spécifiques est sans doute plus complexes : cela demande une étude et une compréhension du fait numérique dans sa diversité, une analyse des enjeux liés à un logiciel, à un format, à un protocole qui demandent du temps et de l’expertise. Mais cela permet de trouver des alternatives et des solutions concrètes.

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Par Marcello Vitali-Rosati, Professeur agrégé au département des littératures de langue française, Université de Montréal

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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