Le temps économique contre le temps politique (Abdelmalek Alaoui)
Dans une tribune, Abdelmalek Alaoui, CEO de « La Tribune Afrique » revient sur le drame du décalage entre l’action politique et l’évolution économique. (La Tribune). Une réflexion intéressante mais qui fait un peu vite l’impasse sur la nature des évolutions, leur rythme et leurs enjeux. On peut souscrire à l’idée d’uen régulation plus prospective, encore faut-il en définir les champs et les principes.
« La question de la concordance de l’action publique avec la transformation du tissu économique passionne les analystes et les experts depuis plus d’un millénaire. Du temps de la République de Venise, les capitaines de vaisseau de la cité-état déploraient déjà le manque de « réactivité » du palais des doges lorsqu’ils remettaient les rapports commerciaux issus de leurs voyages. Mais si le débat est ancien, il prend aujourd’hui une toute autre dimension avec l’avènement du règne de la technologie et d’une planète « liquide », où capitaux, marchandises et biens abolissent les frontières.
Affirmer que l’économie va plus vite que la politique relève de l’évidence. Là où le capital aime à se déplacer, se transformer, se multiplier et ouvrir de nouvelles frontières, l’Homo Politicus cherche pour sa part à préserver le statu quo, surtout s’il permet une reproduction à l’infini de modèles qui lui sont familiers. En bref, l’économie et la politique évoluent dans des trajectoires parallèles, et ont de moins en moins d’opportunités de se croiser avec la formidable accélération et complexification du monde.
Cette opposition de fond a eu une conséquence majeure au cours des deux dernières décennies : une production sans fin de normes, de règles et de régulations tentant d’encadrer les nouveaux territoires ouverts par des sujets nouveaux majeurs que sont la révolution numérique, la transition climatique, ou encore la menace terroriste.
C’est ainsi que des termes encore inconnus à l’orée du nouveau siècle ont fait leur apparition dans la vie courante des entreprises d’aujourd’hui : RSE, Conformité, Diligence, ou encore KYC en sont quelques avatars emblématiques. Mais au-delà de cette évolution sémantique, l’on assiste à un basculement du centre de gravité du pouvoir dans les organisations privées et publiques avec la prééminence du juridique. C’est ainsi que de grands établissements bancaires vont embaucher au cours des deux prochaines années plus de juristes que de… banquiers. Au sein des États, la tendance est à peu près la même. Avec la multiplication des recours et des juridictions supranationales, les pouvoirs publics vivent désormais avec une nouvelle forme de menace juridique qui peut les entraver considérablement dans leur action.
Ainsi, même en prenant toutes les précautions du monde et en « bétonnant » ses dossiers, il est devenu courant pour la puissance publique de perdre des procès face à des entreprises privées ou même des individus. Chacun a en mémoire le camouflet subit par Bercy en 2017 suite à l’annulation du redressement fiscal de 1 milliard d’euros à Google ou la gifle prise par l’exécutif suite au refus du conseil constitutionnel de valider la loi sur le renseignement de 2015. Dans le premier cas, l’Etat français s’est acharné, jusqu’à subir une quasi-humiliation en avril 2019 avec le rejet de son appel par la cour administrative de Paris. Dans le second, au-delà du symbole, il faut ici rappeler que le conseil constitutionnel retoque en moyenne 50% des textes qui lui sont soumis, entraînant autant de retards dans le train législatif.
Autant de précédents qui n’ont fait qu’aggraver la tendance actuelle et à pousser le recrutement par l’Etat de nouveaux juristes tout en faisant de l’approche prudentielle la règle.
Or, de manière globale, cette méthode classique de régulation a montré ses limites. Face à des acteurs rapides et agiles, il est nécessaire de sortir des schémas utilisés habituellement pour s’adapter aux nouvelles contraintes dictées par l’accélération du monde. Le débat actuel sur les trottinettes à Paris en est un exemple emblématique. Ce n’est qu’une fois que la situation est devenue ingérable que le politique s’est résolu à intervenir, sans toutefois proposer de solution crédible si ce n’est la vague promesse de limiter la vitesse des engins.
Disons-le sans ambages, peu de gouvernants prennent le chemin d’un changement radical d’approche pour tenter d’enrayer cette opposition profonde entre le temps politique et l’histoire économique. Tenter d’introduire une modification de la manière de faire des pouvoirs publics afin de se mettre dans une situation d’anticipation et non plus de réaction ne fait pas non plus partie de la panoplie habituelle du politique.
Pourtant, certains pays semblent montrer la voie, à l’instar de l’Estonie qui a introduit une réforme de son système d’imposition des sociétés qui convient parfaitement à la nouvelle donne économique mondiale, et plus particulièrement aux entreprises dédiées à la technologie.
A la différence de la plupart des pays d’Europe, l’Estonie ne prélève l’impôt sur les sociétés que si le résultat de ces dernières est effectivement distribué aux actionnaires. Si ces entités économiques décident de réinvestir leurs bénéfices afin de poursuivre leur développement ou de renforcer leurs fonds propres, elles ne sont tout simplement pas taxées. A court terme, cela peut sembler comme un pari risqué. Mais l’histoire économique est en train de donner raison à ce petit état qui a très tôt fait le pari du tout-numérique, ambitionnant même de devenir la première « digital nation » européenne.
Dans un monde devenu liquide, où capitaux ainsi que bien matériels et immatériels ont aboli les frontières, le moment est venu de reconsidérer l’ensemble des instruments à la disposition des états pour canaliser le tissu économique. Le péril de l’inaction est réel : la création d’une planète à deux vitesses, divisée entre ceux qui ont eu l’intelligence d’adapter la politique à la nouvelle économie, et ceux qui pensent que l’inverse est encore possible. »