Multilatéralisme ou bilatéralisme ? (Mehdi Abbas)

Multilatéralisme ou bilatéralisme ?  (Mehdi Abbas)

Mehdi Abbas, Université Grenoble Alpes, analyse les contradictions entre bilatéralisme et multilatéralisme

 

« Les dernières décisions de politique commerciale prises par l’administration Trump de taxer les importations européennes et chinoises vers les États-Unis suscitent inquiétudes et réprobations. Elles s’agrègent aux attaques contre le multilatéralisme à l’ONU, sur le climat, en matière de sécurité collective et, bien entendu, commercial.

À ce niveau, les États-Unis ne sont pas les seuls à avoir érodé le système commercial multilatéral. L’UE est en effet la championne en matière d’accords commerciaux bilatéraux, préférentiels et régionaux, ces « termites » (J. Bhagwati) qui n’ont eu de cesse de saper l’édifice multilatéral.

Face à la montée des tensions et au retour des logiques agressives de défense des intérêts nationaux beaucoup d’observateurs en appellent aux vertus du multilatéralisme, bien entendu rénové pour tenir compte des réalités nouvelles de l’économie internationale, et de proposer des solutions plus ou moins infaisables.

Au-delà de l’aspect formel d’une coopération à trois et plus, qu’en est-il réellement du multilatéralisme économique et de l’idéal de coopération à laquelle ils renverraient ?

Le multilatéralisme commercial prend forme dans la réforme de la politique commerciale américaine de 1934 entreprise par l’administration Roosevelt. Le Reciprocal Trade Agreement Act constitue, avant toute chose, une tentative d’élargissement des exportations américaines fondée sur une norme de réciprocité dans l’échange.

Ainsi, c’est en utilisant le bilatéralisme que les États-Unis entendent contrecarrer la tendance au repli des nations sur leurs Empires à l’époque. Cette démarche sera au cœur de la mort-née Organisation internationale du commerce, puis du GATT. Ils auront, pour se faire, le souci de construire un édifice fondé sur le droit, certes du plus fort, mais sur le droit tout de même !

Ce que l’on présente comme le parangon de la coopération internationale est avant toute chose un projet américain de reconstruire les relations économiques internationales conformément à leurs intérêts et permettant la sortie, sans risques majeurs pour les États-Unis, d’une économie de guerre en état de surproduction. Un projet dont la finalité était d’articuler besoin de reconstruction en Europe et en Asie à la nécessité de redéploiement de l’appareil industriel américain.

Ce projet trouve son origine dans les premières discussions, entamées dès 1941, américano-britanniques (l’économie qui « se sait et se veut dominante » et celle qui « ne peut se déshabituer de l’être » pour reprendre les mots de F. Perroux). Ces discussions portaient sur les conditions d’octroi d’une aide américaine à l’effort de guerre britannique. Après la Charte de l’Atlantique proclamée par Roosevelt (1941) et la Déclaration des Alliés (1942), les discussions portent sur l’ordre économique d’après-guerre.

Elles aboutissent à l’Accord d’aide économique mutuelle (Mutual Aid Agreement) signé le 23 février 1942 dans lequel figure l’Article VII. L’originalité de cet article – qui contient l’ADN de l’ensemble de l’architecture de Bretton Woods – est de poser que les contreparties des contributions américaines ne consisteront pas en des remboursements ou à l’imposition de conditions contraignantes (le précédent catastrophique du Traité de Versailles est dans toutes les mémoires). Les contreparties sont définies en termes d’engagements normatifs en matière de politique commerciale.

Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, les conditions des échanges internationaux sont régies par des textes, proposés par l’économie dominante et ratifiés par les autres États. Il en sera de même concernant le système des paiements, le système de financement et de reconstruction, autant de dispositifs de financement des débouchés.

Le multilatéralisme est, en fait, l’internationalisation des intérêts et préférences états-uniennes dans un contexte de reconstruction d’un monde en ruine où une économie concentre la quasi-totalité des ressources nécessaires à cette reconstruction.

Les théories de la stabilité hégémonique ou du leadership stratégique ou bienveillant offrent une explication, voire une justification ou légitimation, à la domination américaine. Elles nous rappellent cette vieille réalité qui traverse toute l’œuvre de F. Braudel, I. Wallerstein ou P. Bairoch, l’économie dominante est toujours favorable au libre-échange et au multilatéralisme, ce qu’avaient, en des termes plus économiques, très bien analysés A. Smith, K. Marx et F. List.

À cela s’ajoute le pragmatisme de la diplomatie économique, désormais multilatérale, des États-Unis. L’échec de l’OIC en offre un exemple en matière d’organisation des échanges internationaux. C’est ce même pragmatisme qui fera que, confronté à la pénurie de dollars, les États-Unis vont, par une simple lettre en 1947, s’engager à acheter et à vendre de l’or au taux de 35$ de l’once, officialisant le fait que le système monétaire international est concrètement un « système dont l’étalon était le dollar » (Denizet), et surtout qu’il fonctionne plus grâce à cette lettre qu’aux statuts du FMI.

De même, la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) va très vite changer de nature face à l’ampleur de la reconstruction européenne qui sera, par ailleurs, à l’origine du lancement du Plan Marshall (1948).

Il faudrait également mentionner le rôle tenu par la guerre de Corée dans la relance de l’économie américaine (qui connaissait un sérieux ralentissement économique en 1949) et, bien plus que le Plan Dodge, ses effets sur le développement du Japon qui comprend rapidement l’intérêt pour sa croissance et sa participation à la globalisation.

Schéma qui se reproduira plus tard durant la guerre du Vietnam dont on oublie qu’elle est à l’origine du développement du conteneur, vecteur déterminant de la mondialisation bien plus que les développements successifs de la théorie du libre-échange et autres formalisations des économistes. Avec la guerre du Vietnam la conteneurisation s’étend à l’Asie-Pacifique (Japon, Taiwan, Hong Kong, Singapour et Australie).

Ces dernières années sont marquées par une évolution des rapports de richesse et de puissance dans l’économie mondiale. Cette dernière est désormais moins asymétrique qu’en 1944 (Bretton Woods) ou 1995 (création de l’OMC). Simultanément, les États-Unis prennent conscience des contradictions sociales et économiques de plus de cinq décennies d’une globalisation, qu’ils ont eux-mêmes initiée.

La capacité des États-Unis – et du G7 – à multilatéraliser leurs préférences s’est amoindrie. Outre ce nouvel équilibre en gestation, il manque une vision ou un projet tel que celui porté par l’administration Roosevelt et son Secrétaire d’État Cordell Hull ; un projet, qui chaque fois que cela était nécessaire, s’est adapté de façon ad hoc aux contraintes tant internes que systémiques.

Paradoxalement, il est possible de considérer que pour la première fois, l’économie mondiale est multilatérale. C’est-à-dire que les pays sont, collectivement, mis face à la responsabilité, voire la nécessité, d’élaborer des règles communes, partagées et acceptées, régissant les relations économiques internationales.

Il s’agit, par conséquent, d’innover en matière de construction de règles, de faire place à l’hétérogénéité des préférences et des intérêts ; au pluralisme juridiques ; de re-hiérarchiser les valeurs autour desquelles se construisent les régimes internationaux et de rénover les principes d’ordre des rapports économiques et politiques internationaux.

Il s’agit d’élaborer des actions concertées, de trouver de nouveaux principes de solidarité internationale, d’élaborer des mécanismes de compensation internationale, bref construire une économie mondiale praticable (workable global economy). Ni le marché, ni la concurrence ne sont en mesure de le faire, la tâche est gigantesque d’autant que « la tragédie est aujourd’hui collective » (A. Camus).

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Par Mehdi Abbas, Maître de conférence, Université Grenoble Alpes

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

 

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