Les GAFA : enjeux et perspectives pour l’Europe

Les GAFA : enjeux et perspectives pour l’Europe

Jean-Charles Simon, président de Stacian, candidat à la présidence du Medef. évoque les enjeux des grandes plateformes numériques et les réponses possibles de l’Europe dans un article de la Tribune

« Nous vivons une époque formidable. En tout cas, c’est la promesse que nous distillent plus ou moins explicitement les géants du numérique. Grâce à leurs services, nous aurions des possibilités fabuleuses et inégalées d’accès à des connaissances, des prestations, des biens ou des interactions. Le plus extraordinaire, c’est qu’un grand nombre de ces services sont gratuits pour leurs usagers. Ils peuvent servir à nous mettre en relation avec des fournisseurs de biens et services payants, mais, là aussi, leur intermédiation est en apparence gratuite, et ils prétendent même contribuer à proposer les meilleurs prix pour ces produits et services distribués. Pourtant, jamais la critique sur ces entreprises n’a été aussi forte et l’inquiétude qu’elles inspirent aussi grande. C’est d’ailleurs un sujet assez global, si on excepte la partie de l’Asie sous influence chinoise dominée par ses propres géants, les BATX. Les tribunes et les déclarations se multiplient au sujet des problématiques de monopoles, d’évasion fiscale, de dommages économiques collatéraux, d’atteinte aux données individuelles et même à la démocratie. Toutes ces analyses ont des fondements sérieux, et les rejeter comme la marque d’une jalousie de perdants européens ou de technophobes ringards est, au mieux, puéril. Ce serait d’ailleurs ignorer que les critiques parmi les plus virulentes viennent aujourd’hui des Etats-Unis et d’une partie du monde de la technologie. Les réponses aux défis soulevés par ces géants et leurs écosystèmes n’ont en revanche rien d’évident. Car il ne doit s’agir ni de freiner l’innovation, un bien supérieur pour tous, ni de limiter les bénéfices que les consommateurs et les citoyens retirent de nombreux services en ligne. Et il serait funeste de céder à des tentations autoritaires là où, au contraire, nous devons rester guidés par des principes, et notamment la liberté d’entreprendre, une valeur cardinale. La situation de domination américaine à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés n’était pas forcément prévisible il y a vingt ans. Certes, Microsoft et Apple régnaient déjà sur les systèmes d’exploitation dans la micro-informatique. Dans les équipements télécoms, les géants étaient en grande partie européens, comme Nokia et Ericsson. Mais, depuis, les fabricants asiatiques ont tout balayé sur leur passage dans ce domaine (y compris des américains comme Motorola), à l’exception d’Apple qui a réussi un tour de force en s’appuyant sur un écosystème exceptionnel… et totalement fermé. Côté plateformes et outils, les géants sont américains, mais ils l’étaient déjà à l’origine : la première génération des MySpace, Yahoo, Napster ou Altavista a simplement été emportée. Cette domination assurée par Facebook, Amazon, Google ou Netflix (les « FANG » de la tech, distingués des « MAN » – Microsoft, Apple et Nvidia du hard/software) ne vient pas de nulle part. Les Etats-Unis ont depuis toujours un extraordinaire écosystème autour de l’informatique et de l’électronique, mêlant excellence universitaire mondiale, capitaux privés surabondants, marchés financiers puissants et commandes publiques et militaires considérables. Il a évidemment entraîné les acteurs du web à sa naissance, lui-même réseau d’origine américaine. Un facteur majeur explique aussi cette concentration aux Etats-Unis : n’en déplaisent aux admirateurs de la construction européenne, le marché unique européen n’existe toujours pas dans les faits. Là où une startup américaine dispose immédiatement d’un marché totalement unifié de près de 350 millions de consommateurs au pouvoir d’achat moyen très élevé, son homologue européenne va ramer sur un marché national bien plus petit avant d’espérer répliquer son éventuelle réussite pas à pas dans les autres pays européens, chacun avec leurs spécificités culturelles et réglementaires, et sans disposer d’une base aussi large et de son levier. Ajoutons que le règne de l’anglais, des normes des affaires et de la puissance globale des investisseurs américains facilite également un déploiement rapide hors des Etats-Unis dans beaucoup de pays du monde, anglophones de fait, et très ouverts aux investissements américains. Dans ce qui était une course évidente à la taille de par la nature même des effets de réseaux, il n’est donc guère étonnant que la domination américaine hors de Chine soit si impressionnante. Le principal atout de l’Europe dans la situation actuelle n’est donc pas sa base d’entreprises de la tech, mais bien davantage ce qu’elle représente comme marché de consommateurs aisés, et peut-être plus encore, de centres de profits pour ces géants de la tech. Nous ne brillons pas comme producteurs dans ces activités, mais nous sommes, en niveau de développement économique et de pénétration des technologies, des clients très recherchés et parfois vitaux. C’est bien de cela, de nos principes juridiques et de nos valeurs, qu’il faut se servir pour répondre aux défis des mastodontes de la technologie. Au moins trois sujets majeurs doivent être traités sous l’angle de l’approche du bien-être global évoquée plus avant : la fiscalité, la concurrence et les données personnelles.

> La fiscalité est peut-être le sujet le plus fréquemment et globalement débattu, et celui pour lequel les solutions seraient a priori les plus simples dans un univers européen coopératif. Aujourd’hui, la facturation de services en ligne et les mécanismes d’érosion de bases fiscales, comme le versement de redevances, conduisent à faire échapper une large partie des profits réalisés par ces géants à l’imposition qui serait due s’ils étaient totalement localisés dans les pays où ils sont générés. C’est évidemment un problème d’équité majeur.

Pour autant, rien ne serait plus dangereux que des fausses solutions déniant nos valeurs fondamentales. A ce titre, la proposition d’une taxation de, par exemple, 3% du chiffre d’affaires des grandes entreprises numériques est néfaste, car la fiscalité doit autant que possible répondre à des règles claires : la capacité contributive ou la consommation effective de services publics. Taxer le chiffre d’affaires dans un seul secteur – alors même que les problématiques de prix de transferts et d’érosion de la base fiscale existent dans bien d’autres – n’est pas sain, même de manière temporaire, même en ciblant les seules « grandes » entreprises. Les suggestions d’une taxation selon le pays d’origine seraient encore pires, probablement contraires à notre droit et de nature à aiguiser les tentations protectionnistes, au détriment in fine de tout le monde.

Deux pistes paraissent en revanche s’imposer et pourraient d’ailleurs être complémentaires. La première, purement nationale et donc très facile à mettre en place, est celle d’une fiscalité pénalisante en cas de montage pouvant être caractérisé comme artificiel. C’est ce que le Royaume-Uni a mis en place (diverted profits tax), l’objectif étant principalement dissuasif afin de pousser les entreprises concernées à acquitter l’impôt sur les sociétés au taux normal plutôt que de chercher à réduire leur profit imposable de manière contestable et d’en être pénalisé par la suite.

Mais l’essentiel est ailleurs, dans les travaux de l’OCDE (BEPS) ou de la Commission européenne (Accis), avec l’objectif d’harmoniser les bases d’imposition et en particulier de définir ce que serait un « établissement stable numérique », en référence à la notion fiscale classique d’établissement stable physique. Avec l’identification de cette empreinte numérique et sa taxation locale évidemment déductible en aval au sein d’un groupe dans un autre pays, une véritable équité fiscale est possible. L’écueil principal est évidemment aujourd’hui la coordination des pays concernés et notamment la capacité qu’auraient certains petits pays européens de rejeter une règle qui pourrait leur retirer une partie de leur avantage comparatif. C’est la responsabilité des grands pays européens de mener à bien au plus vite cette offensive, l’unanimité en matière fiscale ne pouvant faire durablement obstacle à une règle raisonnable qui viserait d’ailleurs surtout les pays non européens. Quitte à manier la menace d’une révision des traités.

> Le sujet de la concurrence est encore bien plus important que celui de la fiscalité. Car l’anomalie des géants de la tech est aujourd’hui d’abord leur niveau de rentabilité. S’il y a un vrai sujet d’imposition des profits, c’est d’abord et avant tout parce que ces profits sont absolument colossaux. Qu’ils ne semblent ni temporaires ni décroissants. Et parce qu’une part toujours plus grande des marges d’écosystèmes entiers semble absorbée par ces nouveaux empires.

Apple, Alphabet, Microsoft dégagent des EBIT de plus de 20% de leur chiffre d’affaires, Facebook de plus de 50%. En 2017, ces quatre entreprises ont dégagé environ 135 milliards de dollars d’EBIT, plus que le CAC 40 ! Et le niveau de leurs actifs financiers nets d’endettement est encore plus impressionnant, près de 130 milliards de dollars pour Apple, 100 milliards pour Google, plusieurs dizaines de milliards pour Microsoft ou Facebook… L’illustration qu’une grande part de leurs profits gigantesques n’ont même pas besoin d’être réutilisés pour maintenir leur position dominante, et qu’ils sont au contraire largement inemployés au sens productif.

La concentration des profits s’observe sur plusieurs segments, comme pour Apple sur les smartphones, malgré une part de marché limitée, mais grâce à l’absence totale de concurrence sous iOS, là où les fabricants sous Android sont légion. Google et Facebook apparaissent quant à eux comme les véritables trous noirs de la publicité numérique, dont ils absorbent une part gigantesque de la valeur. Des pratiques anticoncurrentielles sont par ailleurs régulièrement mises en évidence, comme par exemple la façon dont Google a défavorisé les comparateurs de prix concurrents de son outil. Après une longue procédure à ce sujet, la Commission européenne a infligé l’an dernier une lourde amende au moteur de recherche, qui en a fait appel. Mais des éditeurs, des médias, des détenteurs de droits de propriété intellectuelle ou artistique, des acteurs du tourisme et d’autres se plaignent également des pratiques de ces deux géants ou d’autres plateformes. Par ailleurs, les effets globaux de la concentration, dans la tech mais aussi dans le reste des économies comme celle des Etats-Unis, sont mis en exergue pour expliquer un taux d’entrée de nouvelles entreprises sur les marchés au plus bas, ou encore le faible niveau des investissements. Contrairement à une idée populaire, le processus de destruction créatrice serait particulièrement faible aujourd’hui, avec un impact sur la tendance baissière des gains de productivité et une croissance finalement modeste pour ce qui apparaît être un haut de cycle. Alors que le débat sur ces acteurs allant jusqu’au démantèlement fait rage y compris aux Etats-Unis, avec de nombreuses comparaisons sur les cas les plus célèbres de l’antitrust américain comme la Standard Oil ou ATT, la difficulté tient bien entendu aux lourdeurs propres au respect du droit, à l’absence de coopération internationale et plus encore à la définition des mesures qui permettent de remédier de manière effective aux entraves à la concurrence. Aujourd’hui, avec des moyens parfois déséquilibrés par rapport aux entreprises concernées, c’est l’Union européenne qui est en pointe dans la chasse aux abus de position dominante. Même si ces procédures sont longues et leurs résultats parfois décevants, elle doit redoubler d’efforts en la matière. La critique faite à l’Europe d’empêcher l’émergence de ses champions en s’arcboutant sur le droit de la concurrence n’est pas recevable, car il ne doit pas être question de céder sur ce qui apporte le meilleur en matière de dynamisme économique, d’innovation et de valeur pour le consommateur. En revanche, l’Europe peut être beaucoup plus agressive sur ces questions à l’égard des autres zones économiques qui laissent se constituer des monopoles. S’il faut rester neutre en matière fiscale ou normative, il est bien normal de prendre en compte les biais en matière de concurrence dont bénéficieraient ceux qui ne sont pas encadrés à ce sujet selon nos standards dans leurs pays d’origine. Cela vaut notamment pour les acquisitions d’entreprises européennes, quitte à déplaire aux investisseurs qui souhaitent faciliter leur sortie de nos start-up : l’Europe devrait s’opposer à des acquisitions par des acteurs externes dont la position devient trop forte à l’échelle mondiale. Elle peut aussi être plus dure à leur égard dans l’analyse de pratiques anticoncurrentielles. Et elle doit faire de la lutte contre les positions dominantes un enjeu diplomatique de premier plan, notamment dans le dialogue transatlantique.

Pour finir, la question des données personnelles est devenue un autre débat majeur autour des GAFA, notamment avec l’affaire liant Facebook et Cambridge Analytica. Beaucoup de propositions et de débats ont eu lieu ces dernières années, avec une réelle créativité, sur la manière d’organiser l’utilisation des données personnelles. Au moins trois voies s’opposent : une forme de statu quo autour du consentement au libre usage des données personnelles dès la connexion à un service en ligne de type plateforme ; la marchandisation des données personnelles, qui deviendraient une propriété cessible par chacun ; la régulation de l’usage par des droits nouveaux en faveur des individus. C’est la voie européenne à ce jour, avec le RGPD et peut-être bientôt la directive ePrivacy. Une voie que la France avait en partie anticipé avec sa loi « Informatique et libertés » de 1978, qui avait notamment donné naissance à la Cnil. L’Europe est parfois accusée de mettre en place des régulations trop dures pour ses propres petites entreprises et, au moins de manière relative, plus douces avec les géants du web. Certains vont jusqu’à plaider pour une régulation différenciée selon l’origine géographique de l’entreprise concernée, ce qui paraît comme en matière fiscale discriminatoire et injustifié. L’argument de la taille est plus recevable, mais les textes européens font déjà certaines différences. Surtout, ils ont la bonne idée d’avoir une visée extraterritoriale – peu importe où se trouve l’entreprise collectant les données – et de prévoir des amendes en proportion du chiffre d’affaires mondial, ce qui devrait être dissuasif pour les plus grands acteurs. En fait, les critiques de ces initiatives en Europe viennent surtout de l’écosystème de la publicité ciblée. Or, au-delà du sort des modèles économiques concernés, y a-t-il un réel préjudice pour la société à limiter les capacités de ces entreprises, surtout si leurs externalités négatives sont avérées ? Si on part de l’importance majeure pour chacun de pouvoir mettre à l’abri ses données personnelles et surtout les plus sensibles, si l’on s’accorde sur le fait qu’il s’agit effectivement d’un bien supérieur, alors il est bien légitime d’accorder une protection renforcée à ces données. Plutôt qu’une improbable commercialisation de celles-ci dont on peine (malgré des travaux très sérieux menés à ce sujet) à apprécier la mise en œuvre concrète et surtout le pouvoir dissuasif dans ce qui restera une relation très déséquilibrée entre monopoles acheteurs et foules de vendeurs, il paraît tout à fait légitime de permettre de s’opposer à certains usages sans conséquence dommageable sur les services proposés. Ainsi, il pourrait être exigé d’offrir le droit à chacun de refuser non seulement la vente de ses données personnelles mais aussi leur usage à ce niveau de granularité. Chacun pourrait par exemple choisir de ne pas accepter le traitement de ses données conduisant à de la publicité ciblée personnalisée sans la moindre restriction sur le service sous-jacent (par exemple un réseau social, une place de marché…). Les entreprises auraient ainsi des usagers ou clients de trois niveaux : ceux refusant toute collecte de donnée auxquels ils pourraient refuser différents services ou en modifier les conditions (par exemple les rendre payants), ceux qui accepteraient la collecte de donnée mais pas leur usage individualisé, et ceux qui accepteraient tout, par exemple pour recevoir de la publicité très ciblée, avec interdiction de discriminer les conditions d’accès aux services entre ces deux derniers publics. Tous ceux qui refusent l’utilisation de leurs données personnelles par des tiers ou des algorithmes les impliquant seraient ainsi dans la position de l’audience d’une chaîne de télévision : ils pourraient recevoir de la publicité globale correspondant aux statistiques agrégées sur l’audience du site concerné, que celui-ci continuerait d’avoir le droit de proposer aux annonceurs, mais ne verraient plus leurs données personnelles utilisées comme un vecteur de ciblage. C’en serait ainsi fini des possibilités de ciblage à la Cambridge Analytica en fonction de ce que vous avez pu dire ou aimé, de vos caractéristiques ou de vos fréquentations. Certains, et notamment les plus financièrement intéressés aux possibilités actuelles, dénonceront une régression, une perte de valeur pour la publicité et d’utilité pour le consommateur. Mais dès lors que ce dernier peut choisir ou non d’accepter cet usage et ce traitement de ses données, c’est au contraire un progrès puisque cela préserve des droits qu’il peut juger plus importants qu’une publicité moins bien ciblée ou un service globalement plus cher car moins bien financé par les annonceurs.

D’ailleurs, l’hyper segmentation n’est pas toujours un optimum social, loin s’en faut. C’est le cas par exemple en assurance santé, où beaucoup de pays comme la France interdisent ou pénalisent le traitement de données trop sensibles. C’est vrai aussi en statistique publique, où certains niveaux de granularité sont inaccessibles pour préserver la confidentialité de données individuelles. De même, il n’y a pas de raison que le parangon de la publicité moderne soit le ciblage le plus fin si cela contrevient aux préférences des destinataires et à leur « bien-être » au sens économique. Cette voie aurait l’avantage de limiter l’immixtion subie par un consentement léonin, par exemple l’acceptation de conditions générales d’un site ou des cookies de navigation sans quoi l’accès au service est purement et simplement refusé. Ce qui serait perdu en ROI de la publicité et donc en ressources pour les sites concernés serait largement regagné par la confiance accrue dans l’ensemble de l’écosystème web et mobile, le niveau d’engagement des utilisateurs, les capacités réduites d’acteurs malveillants et une moindre dissémination à risque des données personnelles. En traitant de manière ambitieuse et offensive ces trois sujets – fiscalité, concurrence, données personnelles -, en restant fidèle à ses grands principes de liberté de marché et de protection des consommateurs, l’Europe aurait les moyens de s’affirmer la puissance numérique qu’elle peut être compte tenu des intérêts qu’elle représente. »

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