Les enjeux de l’intelligence artificielle (Cédric Villani)
Enjeu scientifique, économie, démocratique et sociétal, Cédric Villani développe ces aspects dans une interview au JDD
L’intelligence artificielle (IA) semble aujourd’hui très à la mode, mais de quoi s’agit-il?
Il n’y a pas de définition précise. L’intelligence artificielle, c’est l’art de la programmation qui permettra à un algorithme, un ordinateur, de réaliser des tâches subtiles en tenant compte de nombreux paramètres. Il faut comprendre que l’IA repose sur des méthodes variées : la déduction logique, mais aussi l’apprentissage statistique, par l’exemple (vous ne dites pas à la machine ce qu’est une tarte aux fraises, mais vous lui montrez des milliers d’images de tartes pour qu’elle apprenne à les reconnaître) ou l’exploration (c’est ainsi que les derniers algorithmes du jeu de go découvrent les meilleures stratégies).
En quoi l’intelligence artificielle nous concerne tous?
L’IA va bouleverser notre quotidien avec discrétion. Vous en bénéficiez déjà quand vous faites en quelques clics une recherche par mot clé ou une traduction automatique. Vous serez un jour conduits par des voitures automatiques. Et un algorithme, au vu de vos données médicales et de vos radios, pourra vous dire : « Vous avez telle maladie et je recommande à votre médecin tel traitement. » Vous serez alors soigné par une combinaison d’humain et d’IA.
Quelles seront les grandes pistes de votre rapport?
Elles s’articulent autour de six grands piliers : l’impact sur l’emploi, l’écologie, l’éthique, la recherche, la politique industrielle et l’enjeu des données. En cette matière, le droit européen est de loin le plus protecteur du monde. Nous tenons à le rappeler, car si les citoyens et les administrations n’ont pas confiance, ils ne partageront pas leurs données, et notre recherche prendra du retard. En même temps, il faut décloisonner. Nos administrations n’ont pas l’habitude de partager.
Que préconisez-vous en matière de recherche?
La compétition de l’IA est avant tout une course pour l’intelligence humaine, celle des experts. Il faut associer les grands acteurs : les universités, les centres de recherche comme le CNRS, l’Inria, le CEA. Donner aux chercheurs en IA des avantages, un environnement administratif moins pesant, des moyens de mener leur projet. Rapprocher le secteur public et le privé, favoriser les collaborations avec l’industrie. Je n’oublie pas un grand besoin de formation. Dans le domaine de l’IA, nous avons besoin aussi bien de bac +20 que de bac +3.
Seriez-vous prêt à postuler à un ministère de l’IA?
Certainement pas. Le sujet touche tous les ministères et doit irriguer toutes les administrations. S’il existe un ministère de l’IA dans certains pays, nous sommes convaincus qu’il faut une organisation plus subtile.
Votre mission a-t-elle repéré des secteurs prioritaires en matière d’IA?
Les expérimentations concernent tous les secteurs. Mais pour une vraie politique industrielle, notre rapport insistera sur les transports, la santé, l’environnement et la défense, des domaines dans lesquels l’Europe et la France ont une vraie expertise et dans lesquels l’Etat peut apporter une forte valeur ajoutée au virage de l’IA. En santé, nous avons de véritables pépites comme Therapixel, start-up spécialisée dans les diagnostics avancés en matière de cancer, Cardiologs en cardiologie ou Rythm et son bandeau facilitateur de sommeil. Arrêtons de nous sous-estimer.
Quel financement la France devrait-elle consacrer au développement de l’IA?
Au niveau de l’UE, une trentaine de milliards sur les années qui viennent me paraît la bonne échelle. Et au niveau de la France, une cible de 1 à 2 milliards d’euros par an semble raisonnable, si l’on ajoute les investissements IA en recherche, matériel, industrie, formation…
Aujourd’hui, l’IA se nourrit d’une foule de données personnelles, doit-on faire payer leur utilisation?
Quand un hôpital vend des données personnelles de ses patients sans leur consentement, c’est choquant. Nous n’avons pas plus vocation à en faire commerce. Pourquoi ne pas les communiquer pour des expériences scientifiques, pour que d’autres en fassent usage? Comme lorsqu’on choisit de donner son corps à la science.
Face aux géants américains et chinois, la bataille des données n’est-elle pas déjà perdue?
Il est plus délicat de constituer de grandes bases dans un environnement fragmenté, comme l’Europe, mais la mission est convaincue qu’on peut y parvenir. A Europe unie, rien d’impossible. Cette union de forces est pour moi le plus grand enjeu à long terme, et la première raison pour laquelle je fais de la politique.
Face au développement de l’IA, la culture scientifique des Français est-elle suffisante?
En France, on s’est mis en tête que la culture était littéraire… Nous devons convaincre que les sciences font partie de la culture. A ce titre, la proposition du ministre de l’Éducation d’instaurer, en première et en terminale, deux heures hebdomadaires d’humanités scientifiques et numériques me plaît beaucoup.
En quoi consistera ce nouveau cours?
Pour les élèves des sections littéraires, qui abandonneront les sciences, les grands principes sont déterminants. On abordera la question : qu’est-ce que les sciences changent dans notre société ? Sujet immense. On pourra y parler de l’IA, qui influence la géostratégie mondiale, expliquer comment la science a modifié le cours de la Seconde Guerre mondiale, raconter l’aventure de l’informatisation, les bonnes pratiques face aux progrès technologiques… Cela donnera des clés pour comprendre.
Et à l’école primaire?
Les enfants de 6 ou 7 ans sont très curieux. La mission sur l’enseignement des maths recommande de cultiver le sens des quatre opérations dès le CP. Je vous conseille les vidéos Curious Mind, Serious Play, de Jan de Lange, célèbre pédagogue néerlandais. On y voit des gamins de 3 à 6 ans qui se passionnent pour de petites expériences et ont de bonnes intuitions là où un Prix Nobel pourrait être perdu!
À quel âge commencer les cours d’informatique?
Dès le CP… mais sans écran. Il faut distinguer les algorithmes – la science des processus – et le logiciel. Suivre des jeux, des instructions, comprendre la démarche algorithmique, tout cela peut commencer très tôt, sans appareils. La fondation La Main à la pâte, qui cherche à améliorer la qualité de l’enseignement des sciences, a conçu un manuel, « 1,2,3 codez! », qui peut être utilisé dès la maternelle.
Les élèves français sont très mal notés dans les classements internationaux évaluant leurs performances en sciences. Le problème n’est-il pas lié à la façon dont elles sont enseignées?
Absolument. À leur décharge, les collègues enseignants ont reçu beaucoup d’instructions contradictoires et très peu de formation. Il est donc important de rappeler le subtil dosage d’ingrédients que l’on retrouve dans les pédagogies qui ont eu du succès, que ce soit Séguin, Montessori, Singapour… D’abord, l’élève commence par manipuler. Puis il va désigner les choses et les représenter. Et enfin passer aux concepts, aux règles abstraites. La formation des enseignants se révèle cruciale. Et le périscolaire a un rôle à jouer. En France, nous avons des clubs de jeux, des concours, des activités remarquables et sous-exploitées.
Les avancées de la science ne risquent-elles pas d’aboutir à une fracture entre ceux qui peuvent accéder au savoir et les autres?
C’est un vrai risque et nous voulons l’éviter. L’intelligence artificielle est un bon exemple. Elle suscite des craintes variées. Le spectre d’une IA autonome ne m’effraie pas, nous en sommes tellement loin. Mais l’idée d’une IA qui profite seulement aux experts est un danger sérieux. Pour que le sujet prenne son essor, il faut que les gens se sentent dans le coup. Bien plus que la simple acquisition de connaissances, la culture scientifique est un enjeu pour la cohésion de la société.
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