SNCF : « les impasses des rapports Spinetta et Duron «
Les deux rapports sur le ferroviaire, remis récemment au gouvernement, présentent de nombreuses lacunes d’après Joël Decaillon qui s’exprime dans la Tribune.
« Le rapport Spinetta, remis le 15 février au Premier ministre Edouard Philippe, n’est pas le seul à baliser le terrain pour la réforme du système ferroviaire. Il y a aussi le rapport Duron, remis, lui, le 1er février à Elisabeth Borne, la ministre chargée des Transports. Tous deux présentent une cohérence certaine. Par leur argumentation à dominante financière, mais aussi parce qu’ils épargnent étonnamment le président de la SNCF, Guillaume Pepy, qui fait figure de miraculé. Dans le rapport de Philippe Duron, président du Conseil d’orientation des infrastructures (COI), les questions environnementales et d’aménagement du territoire sont traitées selon une vision très restrictive : l’extension de l’accès au réseau haut débit, le renoncement au report modal (inter modalité) au motif de l’avènement de la voiture électrique. Comme si la pollution des moteurs thermiques était la seule nuisance. Le rapport Duron raye aussi de la carte les ressources stratégiques de la connexion des réseaux et fait très peu cas de la géographie de la France, pays de transit s’il en est. Sans s’interroger sur le fait que la France va à contre-courant de nombre de pays européens, à commencer par l’Allemagne et le Royaume-Unis… L’existence de ce travail permet en outre à Jean-Cyril Spinetta, ancien patron d’Air France-KLM, de faire l’impasse sur le transport de marchandises, comme le lui demande sa lettre de mission. Au final, on pourrait oublier que si quelqu’un « a donné » depuis une trentaine d’années une priorité à la grande vitesse, négligé le reste du réseau et cafouillé lamentablement sur le fret, ça ne peut être que l’Etat, ou la SNCF avec la bénédiction de l’Etat. En dépit des accidents, des incidents et des dysfonctionnements qui ont émaillé la dernière période, et surtout en dehors de toute analyse sérieuse des bévues et des erreurs stratégiques commises pendant au moins une décennie, il semble que la direction de l’entreprise bénéficie d’un non-lieu ou d’une amnistie générale pour toutes ses insuffisances et ses défaillances. Le rapport Spinetta met le projecteur sur les « petites lignes » : « il est impensable de consacrer près de 2 milliards d’euros à seulement 2 % de voyageurs » est-il écrit. Il vient d’être désavoué par Edouard Philippe qui a déclaré prudemment qu’« on ne décide pas de la fermeture de 9.000 km de lignes depuis Paris ». Sagesse du provincial contre simplisme du technocrate, ou retrait tactique préparé ? Le Premier ministre veut se concentrer sur l’essentiel du contenu du rapport Spinetta : favoriser l’ouverture à la concurrence, en particulier sur les réseaux suburbains des métropoles qui seront bien sûr à recettes garanties par les collectivités. Cela va ouvrir des appétits ! Dès lors, la concession au privé d’une partie du service public revient à créer des entreprises de main-d’œuvre à bas coût avec des statuts précaires. Serait-ce cela « l’innovation Spinetta » ? Selon Jean-Cyril Spinetta, « la cohérence des choix exige de recentrer le transport ferroviaire sur son domaine de pertinence : les transports du quotidien en zone urbaine et périurbaine et les dessertes à grande vitesse entre les principales métropoles françaises ». Ce type de diagnostic lapidaire évacue toute la richesse potentielle d’une entreprise de réseau et des dynamiques territoriales. Revenir à des lignes de TGV pour hommes d’affaires, sans poser le problème des correspondances, maillon faible de l’exploitation ferroviaire française, renoncer à l’apport de trafic et de qualité des TGV directs, cela n’est pas sérieux. On voit mal des villes ou aires urbaines telles Pau, Toulon, Bayonne, Annecy, Dunkerque, Lorient, Mulhouse, accepter d’être privées de « leur » TGV. Rien non plus sur les lignes Intercités : pas de proposition du type allemand ou italien sur des trains et des lignes plus rapides utilisant des infrastructures actuelles en les améliorant et en relevant leur vitesse. Peu de propositions nouvelles, quasiment aucune réflexion sur l’innovation ou la recherche technologique pour améliorer ou changer les concepts du transport par rail, vision plurimodale d’aménagement du territoire bannie, voilà le bilan. En raisonnant essentiellement sur l’aspect coût, le rapport ne fait que sous-estimer les dimensions positives et les potentialités du rail. La digitalisation, l’innovation, l’esprit d’ouverture, dans la communication qui reste un point faible, et bien au-delà dans tous les aspects du service aux clients, sont des clés pour le progrès du système ferroviaire. Or sur tout cela, l’opérateur historique est en retard. Enfin, la transformation en société anonyme des établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic), préconisée par le rapport, laisse perplexe. Certes Jean-Cyril Spinetta vise une société anonyme à capitaux publics incessibles, garantissant contre toute privatisation. Mais de nombreux exemples montrent qu’il est facile de s’affranchir de cette incessibilité. Pour la dette, Edouard Philippe a déjà émis l’exigence d’un « partage » (forme de chantage ?) de l’effort entre la SNCF et l’Etat. S’agissant de l’ouverture à la concurrence, « une loi devra poser le principe d’un transfert obligatoire en cas de changement d’opérateur » et « les dispositions statutaires relatives à la mobilité fonctionnelle et géographique s’appliqueront en cas de refus ». Il faut y ajouter des « plans de départs volontaires », ce qui est très tendance… Proposer un « contrat social » avec des mesures rigides, comme une nouvelle forme d’embauche, des obligations de transfert et des départs volontaires, on ne peut pas dire que ce soit la recherche d’une nouvelle conception du dialogue et de la négociation sociale, surtout quand on veut légiférer par ordonnances ! Tout ceci s’inscrit dans une volonté de frapper un grand coup sur le plan symbolique en s’attaquant frontalement aux cheminots et leur statut : Edouard Philippe chercherait-il à laver l’affront fait à son ami et mentor Alain Juppé en 1995 ? N’y a-t-il pas aussi des réminiscences fâcheuses de Reagan contre les contrôleurs aériens et de Thatcher contre les mineurs ?
*Joël Decaillon est le vice-président de Lasaire, le Laboratoire social d’analyses, d’innovations, de réflexion et d’échanges. Il est aussi l’ancien secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES).
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