Emploi : les fantasmes de l’uberisation
Frédéric Benqué, expert à NextWorld.,Vincent Champain président de l’Observatoire du long terme tentent démonter les fantasmes de l’uberisation de l’économie dans un article des Echos
« La question n’est donc de brandir une menace digitale comme le font certains gourous et quelques consultants, mais de définir la forme de cette menace. Or, dans bien des cas, elle viendra davantage d’un concurrent plus apte à tirer parti du digital que d’un géant de l’Internet ou d’un clone d’Uber surgi de nulle part. Il y a donc un risque à investir trop pour contrer une uberisation théorique, et pas assez pour renforcer sa compétitivité, et beaucoup de commentateurs n’aident pas à y voir plus clair. Ce risque de « mal-investissement » nourri par des extrapolations hasardeuses et des récits inspirant l’optimisme aux investisseurs et la crainte aux entreprises est précisément la définition d’une bulle. Or tous les secteurs ne sont pas touchés de la même façon. Dans le transport, Uber bouleverse la fonction « d’interaction » (mise en relation client-taxi), mais peu la « production » (conduire une voiture). Les deux activités étant complémentaires, la réduction du coût de la première stimulera la croissance de la seconde. Actionnaires de G7 ou propriétaires de plaque de taxi peuvent s’inquiéter, mais l’emploi total est peu menacé. Certains le nient en évoquant les futurs taxis sans chauffeur, mais c’est un phénomène qui n’existe encore nulle part. Afin d’estimer l’impact sur chaque secteur de l’économie, nous avons décomposé l’emploi en France en 88 secteurs (commerce de détail, métallurgie, édition, construction de bâtiments…) et par nature de fonction (production, interaction-rangement-secrétariat, conception-management). En effet, les activités de « production » et de « conception » ont, depuis toujours, été concernées par des gains de productivité, mais elles sont peu concernées par l’uberisation, à l’inverse des activités « d’interaction « , pouvant être remplacées à 100 %. Cette analyse a été complétée d’avis d’experts sectoriels, et nous avons également tenu compte de la dynamique de la demande : ainsi les services de santé vont se digitaliser, mais la croissance à long terme du besoin est telle que l’effet positif sur le volume ou la qualité des services compensera probablement le risque de baisse de l’emploi. Ce modèle estime l’emploi « ubérisable « , à moyen terme, à 14 % de l’emploi total. Il s’agit d’un ordre de grandeur, mais il est infiniment plus précis que les discours estimant cette part à 100 % sans analyse sérieuse. Il quantifie une réalité : le sujet est réel mais des millions d’emplois « productifs » (maçons, collecte des déchets, ménage…) sont peu touchés. Les emplois « d’interaction » (commerciaux, centres d’appels…) seront en revanche moins nombreux du fait de l’utilisation d’outils numériques « court-circuitants « . Mais ils sont loin de représenter la totalité des emplois. L’étude fait aussi apparaître des secteurs gagnants. Les producteurs agricoles subissent déjà le niveau maximum de pression concurrentielle du fait des centrales d’achat : un Uber des fruits et légumes (qui livrerait les clients en direct) peut difficilement réduire plus leurs marges. Par contre il leur permettrait de valoriser la qualité et de gagner des parts de marché en satisfaisant les amateurs de légumes qui ont un goût. Par ailleurs, comme indiqué plus haut, une baisse du coût de l’interaction induira une hausse de la demande pour la production. Enfin, l’économie française n’est pas inerte : alors que nos 14 % sont un total à moyen terme, 15 % des emplois sont détruits chaque année et il s’en crée à peu près autant, pour des raisons tenant aux évolutions de la technologie (digital, énergies renouvelables…), de la compétitivité (taux de change, savoir-faire…) ou de la consommation (plus de boutiques d’e-cigarettes et moins de téléphonie mobile). Uber n’est pas grand-chose face à Schumpeter ! Certes, il n’y a aucun doute sur le fait que la digitalisation réduira le nombre de certains emplois et aboutira à en créer d’autres. Comme pour toutes les vagues technologiques, la clef sera la capacité à intégrer ces technologies là où elles sont utiles. Et pour cela, il est préférable de fonder sa stratégie numérique… sur des nombres plutôt que sur des mots !
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