Politique : le règne du chacun pour soi ! (Costa-Gavras)

Politique : le règne du chacun pour soi ! (Costa-Gavras)

Réflexion sur la crise de la démocratie du célèbre cinéaste qui a mis en scène le réalisme politique dans une  interview au JDD.

 

 

Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération de cinéastes qui s’emparent de sujets politiques?
Elle tourne des films formidables, mais tous les cinéastes sont engagés, même ceux qui racontent des histoires éloignées des questions politiques. A partir du moment où on s’adresse à des milliers ou des millions de gens, c’est un engagement. La politique ne concerne pas seulement le pouvoir, mais aussi la vie quotidienne. Il faut être sincère avec soi-même et ce en quoi on croit. Je trouve qu’il y a quand même un changement radical par rapport à l’époque de Z. Quand on parlait de longs métrages engagés ou sociaux, ça irritait un certain nombre de gens. Il fallait soit du divertissement, soit une écriture esthétique. Aujourd’hui, la politique n’est plus bannie : elle est présente partout. Il y a eu une libération.

Quand Z est sorti, il y avait davantage d’espoir chez la jeunesse.
A l’époque l’avenir était ouvert. Comme il y avait des dictatures un peu partout, c’était plus simple de mener un combat. Aujourd’hui, il y a moins d’ouverture sur le futur, même si l’ouverture, on se la créée : il ne faut pas attendre que d’autres le fassent à notre place. Les dictatures d’aujourd’hui sont celles de l’économie, des banques, des groupes financiers. Quand on voit que huit personnes dans le monde possèdent autant d’argent que la moitié de la population, c’est effarant. Peut-être que la France ne répond pas entièrement aux besoins de la jeunesse. Le chômage, c’est épouvantable pour quelqu’un. Regardez les banlieues, je ne suis pas étonné que ça explose. Avant, il y avait de l’espoir, on se révoltait pour quelque chose ; aujourd’hui, on casse une vitrine pour avoir une satisfaction momentanée et puis plus rien. Il y a du désespoir mais pas d’idées. C’est la chose la plus dangereuse au monde.

Il y a un désenchantement, mais on a vu certaines initiatives émergées, comme Nuit debout en France.
Ça montre qu’on cherche d’autres voies. Je suis allé plusieurs fois sur la place de la République. C’était intéressant, mais ça n’aboutissait à rien. Ça allait dans tous les sens, chacun témoignant de son angoisse ou de ses problèmes. Il y a une nécessité d’union pour pouvoir affronter les difficultés, mais la société se tribalise de plus en plus. On ne peut pas agir en étant divisé en petits groupes.

Comprenez-vous la défiance du peuple à l’égard des élites?
Elles ne jouent plus le même rôle qu’à une certaine époque. Après la guerre, elles donnaient une impulsion vers l’avenir, ouvraient des chemins, qu’ils soient bons ou mauvais. Désormais, c’est le règne du chacun pour soi : le moi à la télévision, à la radio… On ne fait plus confiance aux hommes politiques qui mentent ou sont impuissants face à la finance. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup de gens bien parmi les élites : des philosophes, des profs, des cinéastes qu’on ne voit pas beaucoup dans les médias.

Il y a une montée inquiétante du populisme en Europe.
Ça fait peur. On se demande comment il est possible qu’un quart des Français veuille voter pour Marine Le Pen, qui a vécu dans une famille de racistes. Ils disent vouloir sortir de l’Europe. On serait alors un tout petit pays entouré de colosses. Aucun régime d’extrême droite n’a jamais réussi quoi que ce soit. Le problème, c’est qu’on n’a plus confiance en les institutions. Des gens comme Barroso ont fait des choix épouvantables. Quand il a quitté la présidence de la Commission européenne, madame Merkel a dit qu’il y avait eu une erreur de casting. Dix après sa prise de fonction, c’est un peu tard. Peut-être que face à Trump, les pays de l’union vont finir par bâtir une Europe que nous aimerons tous. J’étais en Allemagne il y quelques jours. Les Allemands sont terrorisés : ils sentent qu’il va tout casser économiquement, et le marché américain est essentiel pour eux.

Beaucoup d’anciens communistes votent aujourd’hui pour le FN.
Ils cherchent un pouvoir autoritaire. C’était un peu pareil avec le communisme malgré des idées, dans sa philosophie, très intéressantes pour la société. Mais on en a fait une sorte de militarisme politique pour imposer ce qu’il fallait penser sur tel ou tel sujet.

Un homme politique français trouve-t-il grâce à vos yeux?
Il y en a un, mais nous sommes dans une période pré-électorale, donc je ne dirai pas de nom. Et puis je veux voir et écouter tout le monde. Reste qu’il se passe des choses très bizarres en politique aujourd’hui.

En quoi la fiction est-elle un bon moyen de comprendre le réel?
Plutôt que de le comprendre, c’est un moyen de faire sentir le réel, ce qui nous échappe. Quand on voit des gens qui passent dans la rue, on ne les regarde pas. Dans un film, oui. Le cinéma apporte un autre regard. On parle beaucoup d’objectivité, notamment concernant les journalistes, mais tout le monde est subjectif. Nos réactions sont subjectives parce qu’on agit avec notre culture, ce que nous sommes, d’où nous venons. Cet ensemble de choses qui constitue le moi.

Si votre cinéma est engagé, c’est aussi un spectacle.
Le cinéma est un spectacle qui raconte la vie. Le mot est banni, mais les anciens grecs, Shakespeare ou Molière ont tous fait du spectacle. On ne va pas dans les salles obscures pour assister à un cours académique. J’essaye de tourner des films comme je les aime. Il faut trouver une forme, un style, un rythme qui emportent le spectateur. On raconte des histoires, comme lorsqu’on est entre amis autour d’une table, sauf qu’on a la chance de s’adresser à des milliers ou des millions de personnes.

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