« Erdogan est une menace pour l’Europe » (Renaud Girard)
Le politologue Renaud Girard considère dans une interview au Figaro que le président turc est une menace ; en outre, il critique sévèrement la politique étrangère de la France en Syrie
Cette semaine a été marquée par le rapprochem.ent entre Vladimir Poutine et Recep Erdogan à Saint-Pétersbourg. Mettriez-vous ces deux «régimes autoritaires» sur le même plan ou diriez-vous que la synthèse entre nationalisme et islamisme réalisée par Erdogan est une menace spécifique?
Renaud GIRARD. – Non, je ne mettrai pas ces deux régimes sur le même plan. Erdogan est un Frère musulman, il a pour ambition de balayer ce qui reste de cette Turquie laïque et pro-occidentale héritée d’Atatürk, afin de faire de son pays une authentique république islamique. Vladimir Poutine est au Kremlin comme un tsar des plus classiques. Il n’a pas envie de bouleverser la Russie de Gorbatchev ou d’Eltsine, mais souhaite simplement lui redonner sa grandeur. Il n’a pas envie de changer la société russe de la même manière qu’Erdogan veut bouleverser la société turque.
Erdogan est une menace spécifique parce qu’il n’a ni admiration ni affection pour la culture occidentale.
Pour les Européens, Erdogan est une menace spécifique parce que, contrairement à Mustapha Kemal, il n’a ni admiration ni affection pour la culture occidentale. Nous l’avons vu lorsqu’il s’est déplacé à Strasbourg le 4 octobre 2015. Alors qu’il s’exprimait devant les Turcs d’Europe, les femmes et les hommes avaient été séparés dans le grand amphithéâtre. C’était clairement une volonté de marquer sa différence tant à l’égard du kémalisme que du pays hôte qui l’accueillait. Erdogan n’a pas de considération pour ce qui fait l’Europe, c’est-à-dire ses racines chrétiennes et l’influence des Lumières. C’est cela qui fait l’Europe. En revanche, Vladimir Poutine, qui dirige certes un régime autoritaire, partage avec Catherine II cette admiration de la culture occidentale et nous reproche d’ailleurs de la perdre. Il y a une deuxième différence de taille. Par le passé, Vladimir Poutine n’a pas aidé des mouvements politiques qui ont tué les Français. Même s’il le regrette probablement aujourd’hui, Erdogan a soutenu l’Etat islamique par le passé.
Peut-on parler d’alliance de circonstances entre Moscou et Ankara ou celle-ci peut-elle devenir un partenariat stratégique et durable?
Comme indiqué dans le communiqué qui a été rendu public après la conférence de presse commune que les deux présidents ont tenue, il s’agit de remettre les relations russo-turques au niveau où elles étaient avant l’incident de l’avion russe abattu en novembre 2015. Ni plus, ni moins. C’est un rapprochement qui s’est fait à la demande d’Erdogan. Le président turc a compris qu’il n’arriverait pas à devenir le sultan néo-ottoman qu’il a rêvé de devenir à la faveur des Printemps arabes, mal guidé qu’il était par le ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre Ahmet Davutoglu. Aujourd’hui, Erdogan s’est séparé de Davutoglu, qui avait fait preuve d’une extrême arrogance et de peu de bon sens. Recep Erdogan est un peu comme Staline par rapport à Trotski, Trotski étant le Calife Ibrahim régnant sur l’Etat islamique de Raqqa et Mossoul. Staline a préféré faire le communisme en un seul pays, aujourd’hui Recep Erdogan préfère faire l’islamisme dans un seul pays. Il a compris qu’il n’avait pas d’autre option. De manière réaliste et pragmatique, il a décidé avec son nouveau Premier ministre de se réconcilier avec les deux pays dont l’armée et les services secrets sont les plus efficaces au Moyen-Orient, les Russes et les Israéliens.Ca ne fait pas de lui un amoureux transi des sionistes, mais il suit la ligne de conduite du communisme dans un seul pays. Souvenons-nous de la chaleur des relations qui ont pu exister à un moment entre Staline et Roosevelt.
Ce tournant réaliste qui semble être pris sur le dossier syrien, même chez un Recep Erdogan qui fut le pire ennemi de Bachar al-Assad depuis 2011, est très loin des positions que la France exprime depuis le début du conflit. Jean-Marc Ayrault semble en retrait. Où est la France dans ce nouvel espace politique au Levant?
La France, par son incompréhension de ce qui se passait en Syrie est complètement hors-jeu. Les leaders français ont cru, gauche et droite confondues, que Bachar al-Assad n’en avait que pour quelques semaines en 2011. La stratégie de la France sur le dossier syrien depuis 2011 a été un mélange d’ignorance historique, de manichéisme politique et de wishful thinking diplomatique. Personne ne s’intéresse plus au point de vue de Paris concernant le dossier syrien, alors même que la France est l’ancienne puissance mandataire. Il ne fallait pas sortir de notre neutralité. Il fallait conserver des relations diplomatiques avec Damas. La diplomatie, cela sert à parler avec les gens qui ne sont pas vos amis. Nous avons beaucoup surestimé l’importance d’une opposition modérée à l’occidentale en Syrie. En fait, l’opposition la plus virulente et la mieux enracinée dans le pays, a toujours été islamiste. Les Français sont allés très loin dans leur folie: ils ont livré, sur ordre du président Hollande, des armes à la pseudo-Armée syrienne libre (ASL), soit disant modérée (car elle ne se prive pas de commettre elle aussi des exactions). Devant des caméras, l’ASL a récemment sacrifié un gosse palestinien de onze ans qui avait commis je ne sais quelle faute. L’ASL a eu des armes grâce à la France, armes qui se sont immédiatement retrouvées soit saisies par les unités islamistes, soit simplement vendues.
Comment a-t-on pu commettre une telle erreur?
Quand nous avons aidé les rebelles anti-Kadhafi en parachutant des armes en 2011 en Libye, un nombre significatif de ces armes ont été retrouvées ensuite aux mains de Boko Haram !
C’est une erreur d’appréciation grave du président Hollande et de son ministre Fabius. L’erreur fondamentale a été de faire du wishful thinking. En diplomatie, il faut prendre les réalités telles qu’elles sont. Fabius souhaitait voir en Syrie un méchant – Bachar el-Assad – qui massacrait des gentils, ces rebelles qui ne demandaient qu’à appliquer les droits de l’homme en Syrie. Un méchant contre des gentils, cela fait un dossier diplomatique facile à traiter! La réalité était tout autre et il faut le dire. Si l’Armée russe n’était pas intervenue au début de l’automne 2015, Damas serait probablement tombée aux mains des islamistes. Ils auraient alors commis un immédiat génocide des alaouites et des druzes, et, dans le meilleur des cas, les Chrétiens auraient été chassés vers le Liban. Quant aux églises de Damas, elles auraient brulé puisque, même sous la protection de nos troupes au Kosovo, il y a eu plus d’une centaine d’églises détruites. Ce sont les réalités. Hollande et Fabius ont préféré le schéma intellectuel qu’ils avaient construit. L’opposition démocratique était certes très forte sur les plateaux de télévision à Paris, mais elle ne représentait que peu de chose sur le terrain!
Ces erreurs se répètent. Quand nous avons aidé les rebelles anti-Kadhafi en parachutant des armes au printemps 2011 au Djebel Nefoussa au Nord-Ouest de la Libye, un nombre significatif de ces armes ont été retrouvées ensuite aux mains de Boko Haram! Mais aujourd’hui, l’échelle des détournements d’armes en Syrie est bien plus importante.
Nous avons donc perdu en Syrie?
Nous avons perdu parce que notre diagnostic de départ ne correspondait pas aux réalités internationales. Mais il y a pis. Nous avons été ridiculisés! Quand, à l’été 2013, François Hollande a annoncé qu’il fallait bombarder Damas et renverser Bachar al-Assad parce que celui-ci avait utilisé des armes chimiques, le président de la République a émis un jugement moral qui engageait la France. Quand nos amis anglais et américains ont fait marche arrière, la France a reculé elle aussi, comme si l’obligation morale de bombarder Damas était tombée de ce seul fait. Alors, de deux choses l’une, soit la France est tellement faible militairement qu’elle n’a pas les moyens de bombarder seule la Syrie – ce qui est assez grave -, soit la position de la France n’est pas indépendante. La réalité est que nous adoptons volontairement la position de caniche des Américains. Sur l’usage des armes chimiques, il y a ensuite eu un accord Lavrov-Kerry à Genève, auquel nous n’avons même pas été invités! Cet accord a été appliqué avec succès. Les Russes ont forcé l’Armée syrienne à rendre ses armes chimiques, que les Américains ont ensuite détruites. Cet accord est le résultat d’une volonté russo-américaine de régler un problème concret. Le danger pour nous, ce n’était évidemment pas que Bachar utilisât ces armes contre nous, mais que ces armes chimiques tombassent dans les mains des islamistes et qu’elles se retrouvassent un peu plus tard dans le métro de Paris, de Londres ou de New York.
Nous avons perdu parce que notre diagnostic de départ ne correspondait pas aux réalités internationales. Nous avons été ridiculisés !
Nous avons été ridiculisés une seconde fois dans le dossier syrien quand nous avons commencé à avoir des problèmes sérieux avec nos terroristes islamistes sur notre territoire national. Nos services secrets sont allés à Damas demander des renseignements aux services syriens qu’ils connaissaient bien. Il y avait toujours eu une très forte coopération policière entre la France et la Syrie. Les Syriens nous ont alors demandé de rouvrir d’abord notre ambassade! En coupant nos relations diplomatiques avec Damas en mars 2012, nous avons laissé entièrement la Syrie dans les mains des Iraniens et des Russes, une Syrie pour laquelle nous avions déjà diplomatiquement beaucoup investi. Peut-être trop d’ailleurs, mais c’était un fait, puisque nous l’avions invitée au défilé du 14 juillet 2008. Il faut qu’il y ait une constance minimum de la politique étrangère française. Sans constance, aucune politique étrangère ne peut être prise au sérieux dans le monde. Notre diplomatie s’est fourvoyée pour n’avoir pas su désigner à temps quel était notre ennemi principal. Notre ennemi principal, celui qui tue des Français, c’est l’Etat islamique. Bachar al-Assad est tout sauf un ange, mais ce n’est pas l’ennemi de la France!
Dans ce dossier, parmi les acteurs non-régionaux, il reste donc les Américains et les Russes? Les Américains sont-ils lassés du conflit en Syrie?
Les Anglais ne comptent pas, ils n’ont plus de politique moyen-orientale, tellement ils ont été traumatisés par leur expérience irakienne de 2003. Il reste donc les Américains et les Russes, qui aujourd’hui travaillent parfois ensemble, avec les Kurdes syriens du PYD notamment, qui sont les Kurdes qui combattent l’Etat islamique au sol avec le plus d’efficacité.
Les Américains acceptent que les Russes aient pris une position supérieure à la leur dans le Levant.
Washington ne soutient plus le front Al-Nosra, c’est-à-dire Al-Qaïda (même si par manipulation et pour enrayer la coopération russo-américaine, Al-Nosra a été renommé et s’est faussement détaché de son mentor terroriste). Les Américains savent qu’ils sont allés trop loin en soutenant les islamistes et savent pertinemment qu’ils ont perdu militairement cette carte. Ils commencent à changer à propos de Bachar el-Assad: ils acceptent que celui-ci demeure à la tête de l’Etat syrien à court terme, même s’ils refusent d’envisager qu’il reste encore longtemps au pouvoir. Ils sont ainsi beaucoup moins intransigeants que les Français. L’Amérique au Moyen-Orient est un chien loup redoutable, mais qui a cessé d’aboyer. La France est un roquet, qui ne fait peur à personne quand il aboie. Et quand il aboie beaucoup, il est un peu ridicule. Les Américains acceptent que les Russes aient pris une position supérieure à la leur dans le Levant. Depuis plusieurs années déjà, Barack Obama a adopté la stratégie de rule from behind (gouverner depuis l’arrière). Les Russes gouvernent en allant sur le terrain en Syrie! Avec le rule from behind américain, les potentats sunnites de la région ont moins confiance en Washington, alors que les Saoudiens respectent Poutine, même s’ils ne partagent pas les mêmes intérêts dans la région. Les Américains n’ont pas changé l’équilibre stratégique au Moyen-Orient. A l’inverse, les Russes ont clairement changé la donne stratégique en sauvant le régime de Bachar el-Assad. Les Français, quant à eux, ont hélas disparu de ce théâtre international.
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