Le retour des barbares (Edgar Morin)
Dans son livre « penser global » Edgar Morin lance une invitation à tous les intellectuels à penser de manière plus complexe et plus globale Résistant à toutes les formes de barbaries et de bêtises, il se bat depuis des décennies pour éveiller les consciences à l’autre, autrui, cet être parfois si différent mais qui nous ressemble tant.(interview)
Vous évoquez l’homme 100 % individuel et 100 % social, la part de l’individuel n’écrase-t-elle pas l’autre ?
C’est vrai que dans notre civilisation occidentale, qui a permis un développement de l’individualisme pour le meilleur, c’est-à-dire au sens où on peut prendre des responsabilités personnelles, ou choisir son destin plus ou moins, et dans le mauvais sens, où l’individualisme peut se racornir en égoïsme, ce développement de l’individualisme a été en même temps la dégradation des solidarités. Il y avait des solidarités qui n’existent plus (famille, couple, travail, voisinage). Or dans la perte des solidarités, il y a une dégradation aussi du sentiment de la communauté nationale et une dégradation du citoyen.
Guerre, violence, cette semaine la photo terrible du petit Aylan comment peut-on faire face, en tant qu’être humain, à ce déferlement ?
C’est un processus long, difficile mais qui n’a pas commencé. Nous sommes dans une situation où les fanatismes se multiplient. Nous avons connu ça en Europe, avec des petits groupes fanatiques comme les Brigades rouges, qui étaient prêts à tout pour ce qu’ils croyaient être leur idéal révolutionnaire. Aujourd’hui vous avez des fanatismes qui s’expriment par l’extrémisme religieux islamique. C’est un cercle vicieux : par exemple après les attentats de New York, l’Amérique a réagi en venant en Afghanistan, ce qui a eu des effets positifs et négatifs : les interventions en Irak ou ailleurs ont accru les inimitiés de toute une population et ont accru la menace qu’on appelle aujourd’hui djihadiste.
Vous parlez dans votre livre du retour des barbares ?
Au Moyen Orient, Daesh est actuellement la forme la plus barbare qui existe dans le monde. Bien entendu, il y a d’autres barbaries multiples. La seule façon de lutter contre Daesh, c’est une vraie coalition de toutes les autres nations, chacune étant un peu barbare, mais moins que Daesh. Ce foyer de violence suscite l’immigration massive que nous voyons aujourd’hui et qui nous pose aussi un problème d’accueil, de fraternité. Vous avez un problème qui n’a pas de solution immédiate mais malheureusement il n’a pas non plus de pensée capable de l’affronter. Qu’est ce qui se passe ? On décide de continuer à envoyer des drones. C’est l’ONU qui devrait prendre en main le destin de ce cancer qui ravage la planète.
Vous vous décrivez comme un opti-pessimiste, vous l’avez toujours été ?
Je l’ai toujours été parce que j’ai vécu des situations ou les probabilités étaient très désastreuses et où arrivaient des événements qui ont permis que l’improbable arrive. Regardez le problème écologique mondial, c’est un problème énorme : eh bien, d’une façon inattendue, c’est un pape, le pape François, qui lance un message pour la sauvegarde de civilisation et de la vie humaine, alors qu’on s’attendrait que le message arrive d’ailleurs. Je pense que tout n’est jamais perdu et que même, comme disait Guillaume d’Orange, «il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre», il vaut mieux avoir un espoir, mais l’espoir n’est jamais la certitude. En même temps, sans espoir on ne peut pas vivre.
Qu’est ce qui vous met en colère ?
Je suis quelqu’un qui essaie de ne pas être en colère, parce que la colère aveugle, la fureur risquent de fausser le jugement. Mais les choses qui me font horreur m’indignent. Par exemple l’attitude que l’Europe a maintenu jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement parce qu’un enfant est mort et que ça a été hypermédiatisé, ça commence à changer, mais cette fermeture égoïste de 350 millions d’Européens par rapport à quelques milliers de malheureux qui fuient la guerre et la faim, ça me fait horreur. Aujourd’hui ce règne absolu du profit et de l’argent, de la domination de la finance sans aucune préoccupation du sort de l’humanité, et qui elle-même est suicidaire, ça, ça me provoque l’horreur et mon indignation. Je ne me mets pas en colère parce c’est un sentiment qui brouille l’esprit. Au contraire, je crois que c’est en toute lucidité qu’il faut voir les périls. Quels sont les deux grands périls de l’humanité aujourd’hui ? Un, la domination incroyable et sans aucun frein de la finance internationale et une vision du monde où tout est quantifié, tout est chiffré. C’est-à-dire, au lieu de voir des êtres humains, leurs souffrances et leurs vies, on voit des chiffres, des PIB… La deuxième, ce sont les différentes formes de fanatisme. Voilà les deux choses contre lesquelles à mon avis nous devons résister, je ne le dis pas avec colère mais avec conscience et détermination.
Vous évoquez le pouvoir des livres ou du cinéma, comment faire partager ces émotions dans un temps ou tout est dominé par l’immédiateté ?
Ce qui m’a toujours frappé, c’est que toutes les grandes œuvres, films, théâtres, romans, ont un sens tel de la complexité humaine qu’ils vous rendent meilleurs. Seulement cette amélioration morale, nous la perdons quand nous quittons le livre. Notre enseignement ne nous apprend absolument pas à comprendre autrui. Depuis des années, j’essaie de promouvoir une réforme que je crois vitale. Je continue mon prêche dans le désert.
Votre dernier coup de cœur ?
J’ai lu le roman de Léonardo Padura, «L’homme qui aimait les chiens». Et j’ai lu avec beaucoup d’intérêt les deux livres de Virginie Despentes, Vernon Subutex1 et 2, deux documents sur toute une génération.
Le sociologue se souvient avec une grande tendresse de ses années Toulousaines. «C’était en 40-42, je m’étais réfugié à Toulouse, j’y ai poursuivi mes études. Et c’est à Toulouse que je suis entré dans la résistance». Résistant à toutes les formes de barbaries et de bêtises, il se bat depuis des décennies pour éveiller les consciences à l’autre, autrui, cet être parfois si différent mais qui nous ressemble tant.