» Trop d’inculture et de fausse érudition dans le débat français »(Frédéric Boyer)
INTERVIEW – L’écrivain Frédéric Boyer revient avec un court texte sur la figure de l’autre, l’hospitalité, le devoir des intellectuels. (INTERVIEW – JDD)
Frédéric Boyer, né en 1961, est normalien. Il a coordonné la nouvelle traduction de la Bible parue en 2011. (Sipa)
Quel regard portez-vous sur les hommes politiques français?
Sur la question des migrants, les hommes politiques français sont en dessous de tout. Et d’une façon générale, l’inculture frappe le monde politique dans son ensemble. On est dans une ère de communication littéralement indigne. Or, parler, transmettre sont des actes qui engagent.
Dans quelles circonstances avez-vous écrit Quelle terreur en nous ne veut pas finir?
Je l’ai écrit vite, dès mars 2014, en réaction à une pensée, tenue parfois par des intellectuels que je respecte, qui active la peur et le repli. Or nous sommes à un moment de notre temps, de notre civilisation, de notre monde, où nous avons besoin d’une pensée qui nous permette de nous élever, au contraire, car tout nous tire vers l’angoisse. On entend : nos valeurs sont en danger. Mais nos valeurs les plus hautes ont toujours été, dans les moments de crise et de déchirement, celles qui nous rappellent à quelque chose d’humain. S’opposer à l’autre qui appelle, qui demande, s’effrayer de qui vient, c’est tourner le dos à ce qui nous a fondé. Quel est notre héritage et, au-delà de l’héritage, quel est notre rapport à l’héritage? Toute l’histoire de l’Occident, dans sa dimension métaphysique, philosophique, théologique, est traversée par la question de l’altérité. L’autre est au cœur de la pensée occidentale. Notre civilisation s’est développée sur la notion d’accueil et, avant même la question de l’hospitalité, il y a la conscience inquiète de l’altérité.
Vous écrivez que la peur de l’autre est compréhensible.
Dans Dialogues des carmélites, Georges Bernanos écrit que le pire péché est d’avoir peur de la peur. On doit accepter d’avoir peur et, acceptant cet état de fait, dominer notre peur. On sait que plus on construit des murs, plus on exclut pour se protéger et plus on éveille et renforce la violence. La racine de cette peur réside dans le fait que nous avons peur de la transformation. Nous sommes dans un moment de mutation et nous sommes effrayés à l’idée de mourir. Nous confondons notre propre fin avec l’hypothétique fin de tout. L’Empire romain d’Occident s’est effondré en donnant naissance à autre chose. L’héritage de l’Empire romain n’a pas disparu. Il s’est transformé.
«On entre dans un régime de peur et il ne faut pas céder aux sirènes de ceux qui vont générer encore plus de peur»
On raisonne comme si l’on vivait dans un monde qui n’était pas vivant. Mais le monde est vivant. Il grandit et cherche à inventer autre chose. Nous vivons peut-être une fin de civilisation. Je ne nie pas à quel point tout cela est inquiétant. Mais devant l’inquiétude, notre devoir est de donner du courage. Il est difficile d’accueillir des milliers et des milliers de gens qui fuient la guerre et la misère mais notre grandeur, c’est d’en accepter de courir le risque car il sera pire de ne pas le courir. Nous avons besoin de faire appel au courage des sentiments. Qu’est-ce que serait une humanité qui ne tiendrait plus compte de ses sentiments? On doit à la fois accueillir et raisonner ses sentiments. Les sentiments ont une force qui a fait bouger beaucoup de choses. Le courage des sentiments permet aussi de construire quelque chose de commun. Nous avons besoin d’entendre des voix qui nous expliquent à quel point on doit tenir au plus haut. On entre dans un régime de peur et il ne faut pas céder aux sirènes de ceux qui vont générer encore plus de peur.
Quels sont les intellectuels qui nous aident à penser l’autre?
Trois grands philosophes proches dans le temps, Emmanuel Levinas, Paul Ricœur et Jacques Derrida, ont pensé l’autre. Emmanuel Levinas et Paul Ricœur ont traversé la Seconde Guerre mondiale et ont pourtant mobilisé tout l’héritage de la pensée occidentale pour penser la rencontre avec l’autre et le visage de l’autre. Paul Ricœur a bien montré que le temps du récit est le temps de l’accueil de l’autre. Le temps du récit est le temps de l’invention de l’autre. Emmanuel Levinas n’a cessé de rappeler que le visage de l’autre est mon imprescriptible. Si je porte atteinte à ce visage-là, je porte atteinte à ce qui me fonde moi en tant que sujet libre et responsable. Jacques Derrida a, lui, réfléchi sur l’hospitalité. La question de l’altérité est notre héritage. Que tous les intellectuels de la peur relisent les magnifiques textes de la philosophe Simone Weil, en 1943, dans un monde à feu et à sang. Elle nous enjoint d’être au service de l’obligation universelle envers tous les êtres humains. Où sont passés les intellectuels en France, aujourd’hui? Car quel est leur rôle si ce n’est d’élever l’âme de leurs contemporains et de leur permettre d’exercer des sentiments qu’ils n’ont pas l’habitude d’exercer. Vous avez peur? Je le comprends car j’ai peur aussi, mais élevez-vous au-dessus de votre peur.
Pourquoi vos idées humanistes ont-elles perdu la bataille de l’opinion publique?
Nos générations ont vécu une sorte d’entre-deux-guerres cotonneux. Il suffit de penser, par comparaison, à une vie comme celle de la femme politique Simone Veil. Nous vivons une tragédie et nous n’y sommes pas préparés.
Le vrai sujet, dites-vous, c’est la morale.
Le retour de la pudibonderie et du moralisme, très en vogue aujourd’hui, signe toujours la fin de la morale. La morale est ce qui nous convoque à ce qu’il y a de plus précieux et de plus difficile. Ludwig Wittgenstein expliquait qu’il faut apprendre à marcher avec des pattes d’araignée sur des fils pour régler un problème éthique ou moral. Le discours public ne fait plus résonner toute la fragilité de notre pensée.
«Relisons la philosophe Simone Weil : une voix de femme en danger de mort nous rappelant que notre devoir est, en Europe, d’accueillir les réfugiés non pas comme des réfugiés mais comme de nouveaux venus»
Il ne faut pas répondre à des caricatures par des caricatures. L’Occident n’est pas responsable de tout, mais il a bel et bien une part de responsabilité dans la crise actuelle. Notre grandeur serait de le reconnaître et de nous élever. Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, déclarait : « Nous sommes tous coupables de tout, devant tous, et moi plus que n’importe qui. » Cet aveu dérange mais il rappelle qu’être humain, c’est être responsable les uns des autres. Encore une fois, relisons la philosophe Simone Weil : une voix de femme en danger de mort nous rappelant que notre devoir est, en Europe, d’accueillir les réfugiés non pas comme des réfugiés mais comme de nouveaux venus.
Dans l’Histoire, la figure de l’autre est rejetée.
Notre Histoire a toujours eu à faire face à la figure de l’autre exclu d’autant plus s’il est pauvre et s’il vient d’ailleurs. Notre Histoire s’est aussi faite dans la relation avec l’inconnu, le non-familier, le fou. La figure de l’exclu a souvent été considérée, dans l’histoire de notre civilisation, comme une figure tutélaire. Au cœur du judéo-christianisme, celui qui vient est précisément celui qui n’est pas attendu. Dans les écrits du prophète Isaïe, il y a cette idée que nous ne sommes pas capables de voir celui qui vient et que celui qui vient est défiguré, méprisé, rejeté. Cette pensée est un bien précieux de notre civilisation.
«Nous devrions avoir la décence d’interroger notre propre mémoire quand nous sommes plongés dans une crise qui interroge notre origine»
Quelle est la grande épopée qui fonde l’Empire romain? L’Éneide, de Virgile, qui s’ouvre sur l’histoire d’un jeune Troyen, Énée, fuyant avec sa famille Troie ravagée par la guerre, et qui va donner naissance à Rome. Qu’est-ce qui fonde le judéo-christianisme? C’est l’épopée d’Abraham qui s’arrache à son sol et traverse des terres où l’on ne veut pas de lui. Nous devrions avoir la décence d’interroger notre propre mémoire quand nous sommes plongés dans une crise qui interroge notre origine.
On lit partout que la République est en danger.
La République, c’est la liberté, l’égalité, la fraternité et la fraternité est le ferment de la République, comme le disait Charles Péguy. C’est la fraternité qui rend la République vivante et intelligente. Une égalité sans fraternité, c’est le totalitarisme. Une liberté sans fraternité, c’est la barbarie. Sans fraternité, les valeurs de la République se disloquent, et ce n’est pas parce que certains ne sont pas républicains que nous n’avons pas à l’être. L’Histoire de notre civilisation est une histoire d’accueil. La France ne s’est jamais grandie en se refermant sur elle-même.
Quel regard portez-vous sur les hommes politiques français?
Sur la question des migrants, les hommes politiques français sont en dessous de tout. Et d’une façon générale, l’inculture frappe le monde politique dans son ensemble. On est dans une ère de communication littéralement indigne. Or, parler, transmettre sont des actes qui engagent notre dignité. Il n’y a pas d’éthique sans langage. Parler d’une certaine façon, cela a un sens. «Les historiens sont trop silencieux aujourd’hui en France. La France est une grande patrie d’historiens»
Dans ce moment de crise, la culture peut-elle jouer un rôle?
Dans l’art, on prend le risque d’une représentation, d’une projection de situations ou de sentiments. C’est La Poétique, d’Aristote. Pour que la communauté puisse se comprendre elle-même, elle doit pouvoir engager l’épreuve d’une représentation de sentiments et de situations. C’est sur cette épreuve de la représentation esthétique que l’on peut construire, comme le dit Jürgen Habermas, une éthique de la discussion. Il y a beaucoup trop de fausse érudition dans le débat français. De faux penseurs parlent de textes ou de valeurs en ignares. Mon discours est aussitôt renvoyé à de la naïveté, aux bons sentiments, à de l’innocence. Se confronter aux grands textes, c’est pourtant comprendre que toute civilisation qui voudrait se protéger de l’autre, de la secousse de l’altérité, meurt. Les historiens sont trop silencieux aujourd’hui en France. La France est une grande patrie d’historiens, Georges Duby, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant, Jacques Le Goff… Leurs voix nous manquent.
Comment réduire le coût des fonctionnaires ?
Comment réduire le coût des fonctionnaires ?
La dépense relative aux salaires des fonctionnaires est évidemment énorme : 278 milliards d’euros, 25% de la dépense publique et 13% de la richesse nationale. Pour l’ensemble des 6 millions de fonctionnaires selon un rapport de la Cour des comptes ; mais il faut aussi prendre en compte les effets induits de cette armée de fonctionnaires : bureaucratie imposée aux entreprises (et au particuliers) et dérive des budget d’investissement et de fonctionnement . Bien entendu certains fonctionnaires sont nécessaires, indispensables même, d’autres complètements inutiles voire nuisibles. La Cour des comptes propose 9 grands axes pour réduire cette masse salariale qui plombe l’économie. »Le principal enjeu portant sur la masse salariale est désormais d’identifier les moyens de financer une politique de ressources humaines dynamique dans la fonction publique, tout en respectant les objectifs de maîtrise de la dépense publique que le gouvernement et le Parlement ont fixés », écrivent ainsi les auteurs du rapport. La Cour rappelle notamment que l’exécutif a récemment fait des propositions aux syndicats pour revoir les grilles de rémunération de la fonction publique. Une réforme qui pourrait coûter jusqu’à 5 milliards d’euros par an d’ici à l’horizon 2020. Les Sages sont convaincus que les mesures d’économies annoncées pour financer ces nouvelles grilles seront « insuffisantes pour compenser totalement ce coût ». En plus du gel du point d’indice (sur lequel se base le traitement des fonctionnaires), largement utilisé par l’exécutif depuis 2012, la Cour des comptes n’identifie ainsi pas moins de neuf leviers d’économies (voir encadré à la fin de cet article). Même si l’institution préfère parler d’une « boîte à outils ». A charge pour le gouvernement de l’utiliser comme il l’entend. La Cour propose notamment de supprimer progressivement le supplément familial de traitement (770 millions d’euros de coûts en 2014). Il s’agit en fait d’un complément de rémunération versé au fonctionnaire en fonction du nombre d’enfant à sa charge. La Cour estime qu’elle « fait double emploi avec la politique familiale. Autre aide dans le viseur des Sages de la rue Cambon, l’indemnité de résidence (500 millions d’euros en 2014) dont la Cour estime qu’elle devrait être réservée aux fonctionnaires vivant en Île-de-France car pour les autres « le zonage est en décalage avec les écarts de coût de la vie ». Surtout, la Cour des comptes cible la progression individuelle des carrières de fonctionnaires. « Les règles d’avancement, encore largement automatiques, pourraient être amendées en limitant les taux de ‘promu-promouvables’ et les réductions d’ancienneté, en réservant le bénéfice de l’avancement à l’ancienneté minimale aux agents qui obtiennent les meilleurs résultats, en contingentant plus souvent l’accès aux grades terminaux, et en supprimant les ‘coups de chapeau’ qui permettent à certains agents de partir en retraite sur la base de rémunérations majorées grâce à une promotion accordée six mois avant le départ en retraite sans que cette promotion soit justifiée par leurs états de service », développent ainsi les auteurs du rapport. La Cour des comptes brise un tabou de plus en expliquant aussi que « la politique de recrutement » doit également mise à contribution. Le non remplacement d’un fonctionnaire sur deux, pourrait permettre une économie annuelle de 750 millions d’euros, estiment les Sages, qui, pour autant, ne recommandent pas explicitement de revenir sur cette mesure. Enfin, la Cour considère qu’il existe des leviers d’économies sur le coût des heures supplémentaires (1,5 milliard d’euros en 2013) de même que sur la sur-rémunération dont bénéficient les fonctionnaires d’Etat travaillant à temps partiel. Sont concernées, ceux qui passent à 80% ou 90% d’un temps complet. Pour la Cour, il « n’existe pas de réelle justification » à ce complément salarial.
Les 9 leviers d’économies de la Cour des comptes
1. la réduction du nombre de primes et indemnités indexées sur la valeur du point d’indice
2. la prise en compte des primes et indemnités récurrentes pour aligner la rémunération globale brute des agents à l’indice du minimum de traitement sur le SMIC brut
3. la limitation du bénéfice de la garantie individuelle du pouvoir d’achat aux agents dont le traitement indiciaire brut et la rémunération globale primes et indemnités récurrentes incluses ont évolué moins vite que les prix
4. la limitation du bénéfice de l’indemnité de résidence aux fonctionnaires travaillant en Île-de- France ; pour les agents hors Île-de-France, le montant perçu pourrait être gelé au niveau actuel et l’indemnité de résidence supprimée pour les nouveaux agents
5. la mise en extinction progressive du supplément familial de traitement
6. la modification des pratiques d’avancement individuel en baissant les taux de promus-promouvables, en rendant plus fréquents les examens professionnels pour certaines promotions, et plus sélectifs l’attribution des réductions d’ancienneté et l’avancement à l’ancienneté minimale
7. la reprise de la baisse des effectifs de l’État, dans le cadre d’une réflexion sur le périmètre des missions de service public, et le freinage de leur progression dans les autres fonctions publiques
8. le réexamen des régimes de temps de travail dérogatoires aux 1 607 heures, afin d’en apprécier la justification et l’arrêt des pratiques non conformes
9. la mise en extinction du dispositif de sur-rémunération du temps partiel à 80 % et à 90 %, en limitant le bénéfice aux autorisations de temps partiel en cours.