Une vraie réforme de l’ENA : sa fermeture (Bertrand Venard)
Bertrand Venard, professeur de management, a raison, la seule réforme pertinente pour l’ENA, c’est sa fermeture. Pourquoi ? Parce que l’ENA est un outil de reproduction de l’élite en place qui noyaute l’administration, l’économie, les partis politiques mais surtout parce que l’ENA ne forme en réalité qu’à la maîtrise d’une dialectique bureaucratique pseudo scientifique, bref à la langue de bois politico- administrative qui tue la pensée comme l’action. Or le pays a besoin de rebelles et de créatifs, de courageux qui ne peuvent être formés par une institution comme l’ENA qui ne produit que des élites dociles et stéréotypés. Interview de Bertrand Venard dans la Tribune :
« Quelles sont les compétences et les qualités des candidats que l’on veut recruter à l’ENA? Cette question est fondamentale quand il s’agit de recruter des futurs fonctionnaires qui ont vocation à rester dans la fonction publique pendant 30 ou 40 ans. Il vaut mieux ne pas se tromper. Or, j’ai été surprise de ne pas trouver de réponse à cette question dans les documents dont dispose le jury, ni dans ceux remis aux candidats ». Cet extrait du rapport de l’ENA fut écrit en 2010 par la Présidente du jury du concours et suffit à montrer les lacunes importantes dans le fonctionnement de l’ENA. Pendant longtemps, l’école a considéré que le jury était souverain dans ses critères de décision. Sans consigne, sans grille d’évaluation, l’objectif était pour certains uniquement de sélectionner sans se soucier du savoir prodigué. En effet, une des attaques les plus acerbes a été portée par des énarques eux-mêmes comme Adeline Baldacchino, soulignant que « l’ENA exclut complètement le volet théorique et universitaire, elle se conçoit comme une école dépendante de la fonction publique, complètement coupée du monde universitaire et intellectuel au sens large ». Cette situation de désert intellectuel à l’ENA avait poussé les étudiants désespérés de la promotion 2001 à signer une pétition en dénonçant une scolarité aussi « médiocre que conformiste ». Ce désert provient peut-être de l’absence de corps professoral permanent à l’ENA, mise à part les deux enseignants esseulés de français et de sport. Mettre en avant ses 1000 vacataires comme le fait l’ENA dans sa communication, c’est totalement méconnaître ce qui fait l’enseignement supérieur : une masse critique d’enseignants-chercheurs, de doctorants et d’étudiants dont l’aboutissement est une combinaison de création de connaissance, de débats scientifiques, d’innovation pédagogique et d’initiatives intellectuelles. A l’inverse, la Kennedy School of Government, créée aux Etats-Unis seulement 5 ans avant l’ENA, affiche 275 professeurs, qui se confondent avec leurs 2400 enseignants chercheurs de Harvard. Cette faiblesse de la faculté ne peut pas être le fruit d’un manque de moyens. Joyau de la République, l’ENA bénéficie d’un budget de 42 millions d’euros en 2014, en très grande partie financé par l’État. Comme la vocation essentielle de l’ENA est de former des hauts fonctionnaires pour l’État français, on peut considérer que l’ENA coûte 262.500 euros par an par étudiant permanent français. Habilement, l’école a multiplié les formations continues courtes, les cycles de spécialisation, les préparations aux concours, faisant grimper le nombre d’étudiants de passage, certains pour une semaine. Le coût réel de la scolarité d’un énarque est donc au minimum de 100 000 euros et certainement plus proche des 160 000 euros. Dans une période économique difficile, cette dépense peut apparaître superflue d’autant qu’un autre dénigrement porte sur l’échec patent de démocratisation du recrutement. En 1979, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron avaient dénoncé la mainmise des héritiers, bénéficiant d’un instrument idéal de reproduction de l’élite avec l’ENA. Plus récemment, en septembre 2015, Luc Rouban a publié une étude sur le devenir des énarques de différentes promotions qui montre que les enfants d’énarques avaient 8 fois plus de chance que les autres de sortir dans les meilleurs, de monopoliser les grands corps de l’Etat et donc les meilleures carrières. Par ailleurs, les étudiants ayant un père exerçant une profession supérieure représentent 70%, des promotions de l’ENA, un pourcentage 5 fois supérieur à celui de la population active. La forte concentration des enfants de l’élite dans les « meilleurs » établissements est une constante. Il est illusoire d’accuser ici l’ENA car le système de reproduction élitiste ne trouve pas sa source dans l’enseignement supérieur mais bien en amont dès le primaire et le secondaire. De plus, on ne pourra jamais empêcher les parents des classes supérieures de contribuer plus fortement par leurs capacités cognitives, des incitations intellectuelles répétées et leurs réseaux sociaux à la réussite de leur progéniture. Cependant, cette faiblesse démocratique de l’ENA pose la question plus fondamentale d’une hypothèse qui constitue la raison d’être de cette école : est-il nécessaire de repérer vers 25 ans moins d’une vingtaine de personnes dans une génération qui, rentrant dans cet établissement, vont accéder aux grands corps de l’Etat et régner sur la fonction publique? La réponse est négative. D’une part car les effectifs de l’enseignement supérieur sont passés de 97 000 en 1945 (année de création de l’ENA) à 2 430 000 en 2015, soit 25 fois plus. L’État peut largement puiser dans ce vivier de jeunes en mal d’emplois. D’autre part, les hauts fonctionnaires devraient être uniquement recrutés sur la base des résultats obtenus durant leurs carrières et non à cause d’un passe-droit (un concours) leur accordant un statut quasi aristocratique. Enfin, si le bénéfice de l’accélération de carrière est patent pour attirer certains talents avides et ambitieux vers l’Etat, on ne considère jamais l’effet de cet élitisme sur les millions de fonctionnaires démotivés qui savent par principe que le sommet de leur hiérarchie n’est pas pour eux. En soufflant ses 70 bougies, les supporteurs de l’ENA ont l’âme chagrinée par ses critiques récurrentes à l’encontre de leur établissement. Les réponses aux légions de réquisitoires féroces sont depuis des années des colmatages précaires comme la refonte du recrutement et de la scolarité. La seule réforme nécessaire ne devrait-elle pas être sa fermeture ?
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