Tapie-Adidas, les scandales de l’arbitrage
Interview en 2008 dans Challenges de Jacques Boedels est avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit commercial et pratiquant de l’arbitrage, dont il souhaite dénoncer les abus et les dérives.
Qu’est-ce que l’arbitrage et qui peut y avoir recours ?
L’arbitrage est un mode de règlement privé des litiges soit entre sociétés, soit entre particuliers. Souvent, les deux parties préfèrent s’en remettre à l’arbitrage pour éviter les délais ou la complexité du recours à la justice civile. On oublie qu’un simple particulier, par un banal achat hors de France sur internet, peut souscrire, sans s’en rendre compte, à une clause d’arbitrage, c’est-à-dire renoncer à avoir recours aux tribunaux classiques de son pays pour se retrouver soumis à cette procédure en cas de litige ! En France, l’arbitrage est une procédure tout à fait légale, encadrée juridiquement par les articles 1483 et suivants du Code de procédure civile.
Est-ce que le recours à l’arbitrage se développe?
Les procédures arbitrales sont confidentielles, difficile par conséquent de donner des statistiques. Selon toute vraisemblance, le nombre d’arbitrages n’est pas en augmentation, tout simplement parce que c’est une procédure d’un coût extraordinairement élevé. Il faut savoir que la rémunération des arbitres et le montant des frais se calculent au pourcentage des sommes en jeu, et qu’il y a en outre un “flat fee” (forfait fixe) en référence au barème de la Chambre de Commerce Internationale -une association parmi les 176 qui existent dans le monde (12 en France) selon l’OMC qui promeuvent la procédure d’arbitrage. Dans le cas de l’arbitrage Tapie-CDR, il faut reconnaître que les arbitres ont été relativement peu gourmands, car ils ont perçu à eux trois un million d’euros, alors que la facture aurait dû s’élever à 1,5 million d’euros selon ce barème.
Qu’est-ce qui vous paraît curieux dans l’arbitrage Tapie-CDR ?
Ce qui est très étonnant, c’est le document appelé “compromis”. En fait, dans la procédure d’arbitrage, le « compromis » est le nom du document rédigé conjointement par les deux parties en conflit, et qui a pour but de dresser un état des désaccords constatés et des demandes des parties. Dans le cas de cet arbitrage, il est extrêmement curieux que les deux parties se soient mises d’accord pour indiquer dans le compromis qu’elles acceptaient que les arbitres indiquent une évaluation pour le “préjudice moral”, lequel avait pourtant déjà été estimé à 1 € par la cour d’appel de Paris: les époux Tapie indiquent dans le compromis qu’ils acceptent que leur préjudice moral se limite à la somme de 50 millions d’euros. On aurait voulu indiquer aux arbitres quelle somme devait leur revenir au final, qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Et d’ailleurs les arbitres ont effectivement arrêté la somme de… 45 millions d’euros! Rappelons encore une fois que la cour d’appel de Paris avait fixé, le préjudice moral à un euro symbolique! Cet accord de principe pour ce montant très élevé laisse suspecter une connivence entre les représentants du CDR et Bernard Tapie. En fait, le scandale ne réside donc pas dans la sentence arbitrale elle-même, mais dans le compromis.
En quoi est-il scandaleux ?
Il est scandaleux car la procédure d’arbitrage a été utilisée pour officialiser un accord entre le CDR et Tapie: quelle procédure, à part l’arbitrage, permettait d’allouer un montant aussi élevé? Quel tribunal, quelle juridiction aurait fixé le préjudice moral à 45 millions d’euros? Et, sans cet arbitrage, comment justifier que l’Etat acceptait de donner 400 millions d’euros aux époux Tapie et aux liquidateurs de son groupe?
L’arbitrage ouvre-t-il la voie à la justice privée?
Attention, l’arbitrage, ce n’est pas une justice privée. C’est une privatisation de la justice. La justice privée, c’est une justice qui se rend entre particuliers, lors d’un Conseil de famille, par exemple. Dans une économie dirigée, il y a l’Etat, des tribunaux, des décisions publiées… Dans une économie libérale, on tente de rester hors de l’influence de l’Etat, on se débrouille entre soi, et on demande simplement à l’Etat d’officialiser et d’exécuter l’accord passé entre les parties: c’est la privatisation de la justice. En l’occurrence, en France, l’Etat est obligé de faire exécuter la décision rendue dans le cadre de l’arbitrage: c’est ce qu’indique la convention de New-York pour les arbitrages internationaux et le Code de procédure civile pour les arbitrages nationaux.
Cette privatisation peut-elle mener à des dérives, voire des abus ?
Oui, clairement. L’arbitrage facilite par exemple la fraude fiscale. Prenons l’exemple d’une société française A, qui réalise 50 millions d’euros de résultat et qui souhaite diminuer son bénéfice de 40 millions d’euros pour réduire l’impôt sur les bénéfices. Elle contacte une société B, installée dans un paradis fiscal. Les deux sociétés inventent un conflit et recourent à l’arbitrage. Les arbitres rendent une sentence qui condamne la société A à verser 40 millions d’euros à la société B. la sentence est “exequaturée” (revêtue de la formule légale permettant son exécution) par la cour d’appel de Paris : un huissier peut alors l’exécuter, et verser les 40 millions d’euros à la société offshore B. Ensuite, la société française A peut déduire de son bénéfice les 40 millions versés. Elle récupère les 40 millions en toute discrétion, puisqu’ils sont déposés dans un paradis fiscal opaque, et demande à ce que la somme soit versée sur un compte personnel dans un autre paradis fiscal. La société B, elle, touche une commission pour ce service, qui tourne en général autour de 10%. La boucle est bouclée. En général, on ne se lance pas dans un tel système quand l’enjeu est inférieur à 5 millions d’euros.
D’autres dérives sont-elles possibles?
Oui, et elles sont structurelles, inhérentes à l’univers même de l’arbitrage. D’abord, il existe justement un “monde de l’arbitrage”: les arbitres se rendent services entre eux, et se renvoient l’ascenseur. Ensuite, nous l’avons dit, c’est une justice réservée aux riches, c’est une justice de riches, pour les riches, par les riches : les particuliers aux revenus modestes ou normaux ne peuvent bénéficier de la rapidité et de l’efficacité de ces procédures, car elles sont trop chères.